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Coutelier d'art

Du damas... au cuir

8. Histoire et Métallurgies

Les grandes invasions et l’évolution des
métallurgies (V-VII siecles)

 

 

Si, au ve siècle, les métallurgies de l’Occident romain sont en perte de vitesse, ses réserves minières restent considérables. Au même moment, le monde iranien, à la faveur du réveil sāssānide, connaît une véritable renaissance des techniques et des décors hérités du vieux fond oriental ; mais l’insuffisance de ses ressources en métaux l’oblige à recourir à l’importation. Par la route du nord, celle de la steppe et des forêts, les populations nomades, qui, depuis la préhistoire, sont en contact avec les principaux centres métallurgiques de l’Ancien monde, commencent à transférer plus à l’ouest ces techniques et ces décors qui, sur les réserves de l’Extrême-Occident barbare, vont provoquer l’essor métallique de l’Europe chrétienne. Quant au monde byzantin, cohéritier des antiques civilisations d’Orient, il perpétue un art du métal presque arrivé à sa perfection — épanouissement fragile cependant parce que dépendant de routes trop souvent menacées.

a) Le domaine gothique

  •             

2Les légendes transmises par Jornandès au vie siècle donnaient pour origine aux Goths la Scandinavie. La toponymie et les fouilles permettent, en effet, de les suivre depuis le Götaland (sud de la Suède) et l’île de Gotland, jusqu’à la Russie du Sud1. Lorsqu’ils passèrent dans la région des bouches de la Vistule, ils bousculèrent les Vandales et les Ruges, et mirent en mouvement les Germains occidentaux vers le monde romain. En 230, ils sont dans les steppes de la Russie du Sud et assiègent Olbia, près de l’embouchure du Bug ; ils pénètrent ensuite en Mésie (Danube inférieur) : en 251, l’empereur Décius est battu et tué par eux à l’est de Durostorum (Silistrie). Cette route de la Baltique vers la mer Noire, suivant le cours des fleuves et les clairières vers les pays découverts du sud, est la vieille direction préhistorique : la route de l’ambre de la Baltique, depuis le Samland par la Prusse orientale vers les civilisations de la Méditerranée et de l’Orient, la route suivie plus tard par les Scandinaves dans la direction de la mer Noire et de Byzance et vers la Caspienne.

3A partir de 256, ont lieu une série d’attaques des Goths contre la Pars Orientis de l’Empire, par la voie de terre jusqu’à Thessalonique, par la voie de mer, sur des barques, depuis les côtes du nord de la mer Noire. En 269, Claude II le Gothique leur inflige une défaite près de Naïsos (Nich) sur l’un des grands axes de communication des Balkans. Son successeur Aurélien abandonne la Dacie, occupée par les Gépides, cousins scandinaves des Goths. Le Danube devient la frontière entre l’Empire et la Gothie. En 332, ils l’attaquent. Constantin, fils de l’empereur Constantin Ier, les bat, et certains d’entre eux passent comme fédérés au service de l’Empire. C’est le moment où Wulfila leur apporte le christianisme arien (340).

4L’Empire gothique du ive siècle est installé dans l’Ukraine actuelle, les Wisigoths, entre Danube et Dniestr, les Ostrogoths, entre Dniestr et Don : Empire cavalier, en contact avec les sociétés équestres touraniennes, qui, à partir du Dniepr, s’étend vers le nord jusqu’à la lisière de la grande forêt. Constitué aux dépens des Sarmates et des Alains, il est limité au nord-est par les Finnois de l’Oka et de la Volga, au nord-ouest, par les Slaves du Pripet, au sud par l’Empire, à l’est, par le Caucase.

  • 2 Il détruisit le temple d’Éleusis et mit fin aux mystères qui s’y célébraient.

5Les Huns détruisent, entre 370 et 375, l’Empire des Alains et l’Empire des Goths : les uns se soumettent, les autres s’enfuient par peuplades entières vers la Crimée — où ils subsistèrent en groupes jusqu’au xvie siècle — vers les Carpathes et vers le Danube. En 377, les Goths pillent la Thrace et la Macédoine ; en 378, ils battent et tuent l’empereur Valens sous Andrinople. Fédérés dans l’Empire d’Orient, ils conservèrent leur groupement en corps, obéissant à leurs chefs, gardant leurs langues et leurs mœurs. Ils furent employés par Théodose pour triompher de ses ennemis d’Occident. Mais Alaric, chef des Wisigoths, rompit le foedus en 395 ; il ravagea la Macédoine, la Thessalie et la Grèce2 jusqu’au Péloponnèse.

6En 401, Alaric, par la Dalmatie, débouche en Italie, prend Aquilée, mais se heurte à Stilichon, Vandale romanisé ; il doit se replier dans l’Apennin, puis dans les Alpes, vers le Brenner. Après l’assassinat de Stilichon, il rentre en Italie et assiège Rome en 408 ; la ville est soumise en 410, après un sac de trois jours. Alaric se prépare à passer en Afrique, l’Eldorado, le pays d’où vient la nourriture, le blé et l’huile. Pris par la tempête près de Reggio, il meurt à Consenza, où il s’est rendu à la fin de l’année 410. Le beau-frère d’Alaric, Athaulf, quitte l’Italie épuisée, en 412, et passe en Gaule, envahie depuis 406 par les Germains occidentaux. Les Wisigoths sont installés comme fédérés par Honorius dans le sud-ouest du pays, mais pas dans les villes. Dès 413 Athaulf reprend les hostilités, s’empare de Narbonne, Toulouse et Bordeaux. Il meurt en 415. Son successeur Walha tente lui aussi de passer en Afrique, essuie une tempête à Cadix et se replie sur la Gaule. Après le passage des Vandales, la domination wisigothique s’installe solidement en Espagne. Euric (466-484) règne en prince indépendant sur une partie de la Gaule — des Pyrénées à la Loire et de l’Océan à la Provence — et sur l’Espagne, à l’exception du coin nord-ouest occupé par les Suèves. A la fin de l’Empire romain, le roi des Wisigoths est le souverain le plus puissant d’Europe occidentale.

8. La steppe vers le milieu du viie Siècle

8. La steppe vers le milieu du viie Siècle

Les Ostrogoths installés en Pannonie après l’effondrement de l’empire d’Attila, quittent cette région en 471 et se dirigent vers la basse Mésie (Bas-Danube). Théodoric, leur chef, devient à Constantinople le favori de Zénon, qui, en 488, pour se débarrasser de lui, lui concède l’Italie à charge de s’en rendre maître aux dépens d’Odoacre. Théodoric emmène avec lui tout le peuple des Ostrogoths avec ses chariots, et, après un dur voyage pendant l’hiver 488-489, arrive par la Save en Italie du Nord. Entre 490 et 493, il lutte contre Odoacre, qui est mis à mort. Après la prise de Ravenne, il est maître de l’Italie jusqu’en 526, date de sa mort. Sa domination s’étend également sur les pays voisins récupérés, la Dalmatie, la Pannonie et le Norique. Il est l’allié de la monarchie wisigothique, de sorte que les Goths dominent l’Europe du Sud, de l’Espagne aux Balkans. La mort de Théodoric ramène une période de troubles. A partir de 536, Justinien commence la reconquête au prix de guerres terribles contre les Goths de Totila ; ce dernier expulse toute la population de Rome en 546 ; après le sac de trois jours des Wisigoths en 410 et le sac de quinze jours du Vandale Genséric (455), Rome était déjà dans un déclin profond. L’œuvre de reconquête de Justinien est éphémère : en 568, les Lombards entrent en Italie.

8En 506, la domination wisigothique en Gaule est ruinée : Clovis et ses alliés burgondes s’emparent de Toulouse et du trésor des rois wisigoths qui provenait surtout du pillage de Rome. Les Wisigoths se maintiennent en Septimanie (marquisat de Gothie) ; leur capitale est transférée de Toulouse à Narbonne, puis à Barcelone, où ils donent leur nom à la province (la Gothalanie devient la Catalogne), enfin à Mérida. Justinien ayant reconquis partiellement l’Espagne et repris l’Andalousie et la région de Carthagène, Athanagild transporte sa capitale à Tolède. Prince puissant, dont les filles, Brunehaut et Galswinthe, épousent les rois francs, Sigebert et Chilpéric, il est en relation avec la cour de Constantinople, dont il imite les monnaies et le cérémonial. Reccared, en 587, se convertit au catholicisme et adopte le prénom de Flavius. Au viiie siècle, les Wisigoths reprennent à Byzance l’Espagne du Sud et Malaga, centre important du commerce des Levantins et des Juifs, persécutés par les Wisigoths et la toute puissante Église d’Espagne. Leur domination est à son tour détruite par les Musulmans, qui, en 711-713, possèdent toute l’Espagne et enlèvent aux rois goths leur trésor de Tolède.

9. Trouvailles archéologiques et voies de transmission dans l’Occident barbare (vie-viiie siècles) (d’après E. Salin, La civilisation mérovingienne : I. Les idées et les faits, Paris, 1950, fig. 18, 21 et 27)

9. Trouvailles archéologiques et voies de transmission dans l’Occident barbare (vie-viiie siècles) (d’après E. Salin, La civilisation mérovingienne : I. Les idées et les faits, Paris, 1950, fig. 18, 21 et 27)

 

L’aire gothique s’est donc étendue de la mer Noire à l’Atlantique dans toute l’Europe méridionale ; les trois péninsules : Balkans, Italie, Espagne, la France du Midi et le sud des plaines danubiennes constituent une vaste zone de pénétration des arts et des techniques de la steppe, qui prolonge le domaine des arts sarmate et hunnique. Voyons quelles ont été les grandes routes de circulation, suivies par les migrations, les produits, les techniques et les influences artistiques, routes jalonnées par les cimetières hunniques, sarmatiques et germaniques.

b) Les routes et les influences

10Elles partent de la mer Noire où viennent converger celles parties des détroits, des rives orientales du Pont (région du Phase et de la Caspienne), de la côte nord (colonies grecques d’Olbia, Cherson, Panticapée), de la Russie méridionale. Elles sont au nombre de trois. La vallée du Danube, par le défilé des Portes de Fer, conduit jusqu’au Lech et au plateau bavarois ; de là, on rejoint la vallée du Rhin au voisinage de Kaiser Augst (Caesar Augusta Rauracorum) près de Bâle. La Save mène aux passes des Alpes orientales, par où l’on rejoint l’Italie du Nord ; c’est la route suivie par Théodoric en 488-489 ; un embranchement de cette route permet de gagner, à travers les Balkans, par la Morava et le Vardar, Thessalonique, ou, par la Nisava et la Maritza, Andrinople. Une voie plus difficile, par les vallées longitudinales des Alpes dinariques, débouche entre Istrie et Carniole à Aquilée ; c’est la route suivie par les Wisigoths d’Alaric en 401.

  • 3 « Quosdam enim aurifices barbaros fabricandis regalibus ornamentis clauserat [Giso, conjux Felethei (...)
  • 4 E. Salin, La civilisation mérovingienne d’après les sépultures, les textes et le laboratoire. I. Le (...)

11H. Pirenne a écrit : « La route de terre par le Danube, encombrée de Barbares, n’était pas fréquentée ». C’est une affirmation rapide. Certes, il y eut des gênes momentanées au moment des migrations, mais le grand commerce ne fut jamais interrompu, et les migrations elles-mêmes indiquent par quelles routes ont cheminé de proche en proche les techniques des arts et des industries. Un passage de la vie de saint Séverin, qui, venu d’Orient, évangélisa le Norique au moment de la mort d’Attila (454), indique qu’il circula en Pannonie, dans les Alpes carniques et en Rhétie et donne une indication sur les orfèvres ambulants, Sarmates ou Goths, retenus sous bonne garde par Gisa, femme du roi des Ruges, Feletheus, et fabriquant pour elle des ornements royaux3. Par ces routes s’est transmis l’oiseau à bec crochu caractéristique de l’art des steppes et de l’art mérovingien, dont les types les plus anciennement connus sont ceux de Kertch en Crimée et de Concesti en Moldavie (début du ve siècle), et que l’on retrouve à Bérégzasz (Hongrie), à Lavigny (Suisse)4, sur le Rhin moyen, et dans la Somme.

12Durant la période calme de la domination ostrogothique en Italie, c’est-à-dire depuis 493, et jusqu’à l’offensive byzantine de 535-536, et ensuite après l’installation des Lombards (567), la circulation fut aisée entre la péninsule italienne, la Germanie du Sud et la Gaule de l’Est. Pavie, sur le Tessin, fut un grand centre commercial dont les objets fabriqués furent importés ou copiés au nord des Alpes ; beaucoup y ont été retrouvés et présentent une ressemblance étroite avec ceux découverts dans les nécropoles lombardes de Castel Trosino et de Nocera Umbra près de Cividale (fin du vie-début du viiie siècle). La circulation à travers les Alpes emprunte le réseau des voies romaines.

13On distinguait, à l’ouest : a) la route des Alpes cottiennes : Turin, Suse (Segusio), le mont Genèvre (Mons Matronae), Briançon (Brigantione), la vallée de la Durance, le col de Cabre, Die (Dea Vocontiorum), la vallée du Rhône jusqu’à Valence ; b) la route des Alpes Grées : Aoste (Augusta Praetoria), le Petit-Saint-Bernard, Moûtiers en Tarantaise (Darantasia), Albertville, Chambéry (Lemincum)Bourgoin ; c) la route des Alpes pennines : Aoste (Augusta Praetoria), le Grand-Saint-Bernard (Summus), Martigny (Octodurum)Saint-Maurice d’Agaune, Vevey (Viviscus), Nyon, Genève, Seyssel (Cardate), Bourgoin.

14Au centre et à l’est, on franchissait le massif par : a) le faisceau de routes vers Coire (Curia), Bâle (Augusta Rauricorum), allant soit en Germanie méridionale, soit vers la vallée du Rhin, et passant les Alpes par le Tessin et le col du Lukmanier, ou par Chiavenna et le col du Splügen ou le col du Septimer ; b) l’antique via Claudia Augusta : Vérone, Trente, Bolzano, Merano, col de Reschen, haute vallée de l’Inn, le Lech, Augsbourg ; à Bolzano, se détachait la route du Brenner, allant vers l’Inn et les Alpes de Bavière jusqu’à Augsbourg ; c) la route des Alpes Carniques, liaison directe par le seuil de Tolbach entre le Brenner et Aquilée, ou par le col de Tarvis vers la Save, la Drave et le Danube.

  • 5 Vita S. Martini, M. G. H., Auct. antiq., IV, pp. 368-369.

15Le chemin de Saint-Martin de Tours allant à Ravenne nous est retracé par Fortunat5 : le saint se rendit d’abord à Paris ; de là, il gagna Soissons (tombeau de saint Médard) et Reims (tombeau de saint Rémi), puis suivit le cours des fleuves « barbares », Rhin et Danube, passa le Lech à Augsbourg. Si les Bavarois n’y faisaient pas obstacle, on gagnait les Alpes et le Norique à travers la Rhétie. La route traversait la Drave à Tolbach, et par les hautes montagnes des Alpes Juliennes descendait sur Cividade du Frioul, traversait le Tagliamento, et pénétrait en Vénétie ou poursuivait vers Aquilée (tombes des martyrs cantiens : Canitus, Cantianus et Cantianilla, de la gens Aricia, martyrisés sous Dioclétien), ou bien, si la route de Padoue était libre, en traversant la Brenta, l’Adige et le Pô, on arrivait à Ravenne.

  • 6 Historia Langobardorum,ii, 13.

16Paul Diacre indique la même route6, qui est longue, évite les passages habituels (Suse, Aoste, région des Lacs) ; s’il est sûr que l’itinéraire est souvent fait en fonction des pèlerinages, il est sûr aussi que le temps ne comptait guère et qu’en fonction des nécessités du moment, la circulation n’était jamais complètement interrompue, malgré les difficultés et les périls de la route. Si les invasions aux faibles effectifs empruntaient un chemin, les relations et les échanges se poursuivaient par une autre route. Il suffisait, avant le départ et au cours du voyage, de se renseigner sur l’état de sécurité du chemin à suivre. Ce qui fait la véritable mort des routes, c’est non pas l’invasion passagère mais une modification de toute l’activité économique.

17Ainsi, les vases de bronze coptes de la seconde moitié du viie siècle recueillis au nord des Alpes, surtout en Alsace, en Rhénanie et jusqu’en Hollande, mais aussi entre Rhin et Danube, sont-ils arrivés par les ports du fond de l’Adriatique et par les passages des Alpes à une époque ou l’Égypte était déjà occupée par les Musulmans.

18D’Italie vers l’Espagne, on suit la voie aurélienne, qui va de Rome à Aix et Arles, puis la voie domitienne qui, par Nîmes, Narbonne et le col du Perthus, arrive à Tarragone. C’est la route suivie par les Wisigoths. Une autre route mène de Bordeaux vers les cols des Pyrénées occidentales, Roncevaux ou le Somport ; c’est le futur chemin de Saint-Jacques ; c’est par là qu’est passé le flot des Barbares de l’invasion de 406-407 vers l’Espagne. De l’Espagne l’art véhiculé par les Goths depuis la Russie du Sud passa en Afrique avec les Vandales.

c) Les trouvailles : rareté des armes, apparition du cloisonné

  • 7 E. Salin, op. cit., pp. 213 et sq.

19A quoi se reconnaissent les tombes gothiques, parmi les autres tombes barbares ou gallo-romaines ? A quelques traits particuliers qu’on retrouve dans tout leur long domaine de parcours depuis les bords de la mer Noire jusqu’au détroit de Gibraltar7.

  • 8 Étude sur les sépultures du midi et de l’ouest de la France, Toulouse-Paris, s.d., pp. 43 et suiv. (...)
  • 9 Végèce, De re militari, 1,20.
  • 10 Jornandès, De origine actibusque Getarum, v, M. G. H., Auct. antiq., V, p. 65 : « Quorum studium fu (...)
  • 11 Epistulae, 1, 2.
  • 12 Scramasax et hache sont les armes surtout des peuplades forestières. Le scramasax est, à l’origine,(...)
  • 13 « Le cimetière visigothique d’Estagel »,Gallia, I, 1943, p. 181.

20Première caractéristique : la rareté des armes. Le fait s’observe aussi bien en Prusse orientale, où les Goths ont séjourné avant d’émigrer vers les régions du sud-est de l’Europe, qu’en Transylvanie et en Russie du Sud, où ils sont restés jusqu’à la poussée hunnique, ou en Italie, en Gaule méridionale et en Espagne. Sur le territoire qui appartint jadis au royaume de Toulouse, Barrière-Flavy8 n’a pas trouvé un seul umbo de bouclier, pas une seule pointe de flèche. Or, les Goths étaient des archers ; Végèce9parle de la multitude des archers goths ; Jornandès10 dit que les Goths sont les premiers peuples germaniques à s’être servis d’arcs ; Sidoine Apollinaire11 décrit longuement l’usage de l’arc par le roi des Wisigoths Théodoric II. Barrière-Flavy ne cite que quelques scramasax, une lance et quelques haches de jet12, et encore en bordure du domaine gothique, dans les Charentes. Les fouilles de R. Lantier à Estagel (Pyr. -Or.) confirment ces observations : là aussi, absence d’armes offensives et défensives13.

21L’usage était donc, chez les Goths, d’enterrer les guerriers sans leurs armes. Au contraire, les tombes des Francs mérovingiens ont révélé un armement important. Le changement de rite funéraire s’opère chez les Francs à l’époque carolingienne, soit par suite d’une pénétration plus profonde du christianisme, soit qu’il s’agisse de coutumes particulières à chaque tribu. En tout cas, l’absence d’armes dans les tombes carolingiennes ne vient pas d’un déclin dans leur fabrication, puisque des épées carolingiennes ont été retrouvées hors de l’Empire carolingien, là où se continuait l’usage funéraire d’enterrer avec des armes.

  • 14 E. Salin, op. cit., pp. 245 et suiv. et les fig. 65 à 68, 140 à 143 et pl. IX.

22En revanche, on trouve dans les tombes gothiques des parures caractéristiques14 : plaques-boucles de ceinturon en bronze, dont le décor est d’orfèvrerie cloisonnée, au vie siècle et surtout dans sa première moitié ; dont la taille est biseautée dans la seconde moitié du vie siècle, et qui, au viiesiècle, ont souvent une forme de lyre. On trouve également de grandes plaques-boucles de bronze gravé, étamé, et partiellement émaillé, au viie, dans la région de Toulouse. Elles sont l’œuvre d’une école régionale, car on n’en a pas trouvé en Espagne : l’application d’étain est une vieille technique gauloise.

23Caractéristiques aussi les fibules de type ansé, d’abord découpées dans de la tôle d’argent ou de bronze, puis coulées dans le courant du vie siècle ; les fibules présentant des têtes semi-circulaires, à 3 ou 5 rayons sphéroïdaux et un pied allongé de largeur presque constante, se terminant en masque de monstre plus ou moins stylisé. Remarquables également, les couronnes de Guarrazar, découvertes près de Tolède en 1858, parmi lesquelles celle de Receswinth (649-672) avec l’inscription : Receswinthus rex offeret.Enfin, des bracelets à charnière pour les bras, les poignets, et peut-être les chevilles, portant des cabochons de perles et de pierres précieuses serties dans une bande d’or, ou encore des plaques de verre rouge et vert incrustées dans une plaque d’or découpée.

a) Les routes et les échanges

24Abordons maintenant l’horizon nord, l’Europe centrale et nordique, traversée par trois grands axes routiers : les routes de l’Europe centrale, à travers les pays slaves ; les routes du Nord, suivies par le commerce frison ; enfin, les routes menant d’Angleterre vers les cols des Alpes et la vallée du Rhône.

25Le relief morcelé de l’Allemagne moyenne (hercynienne) est recouvert de forêts, mais au nord, on trouve une série de plaques limoneuses qui donnent des sols découverts selon des traînées est-ouest correspondant à l’ancien cours des fleuves allemands en avant du front glaciaire. Après la capture vers le nord, qui détermine des coudes caractéristiques, les vallées des affluents de droite et de gauche du Rhin, de la Weser, de l’Elbe, de l’Oder et de la Vistule se correspondent d’un fleuve à l’autre. Leur alignement constitue les voies de communications, de commerce, de migrations, toujours parcourues, comme l’attestent les stations préhistoriques qui les jalonnent, mais plus ou moins intensément, selon la dilatation ou la restriction des centres moteurs aux deux extrémités de ces routes. Deux facteurs, en effet, déterminent la vie d’une route : la plus ou moins grande difficulté de parcours, que les obstacles soient physiques ou humains, et le rythme d’évolution des terminus, le second facteur étant plus important que le premier. Les difficultés de la route comptent peu, si le centre à atteindre présente un grand intérêt, commercial ou religieux.

26Dans cet espace, se sont développées les migrations des Germains, venus de Scandinavie, vers l’ouest, le sud et le sud-est. La Germanie orientale s’était vidée de ses habitants au cours du ive siècle ; au ve siècle et peut-être plus tôt, les Slaves des marais du Pripet se dirigent vers l’Elbe et le peuplement slave remplace le peuplement germanique. Aux vie et viiesiècles, les Slaves débordent vers l’ouest, le long de la ligne de l’Elbe, et par la rive gauche de l’Elbe en suivant le cours de la Saale et le haut Main, ils arrivent au Danube à la hauteur de Ratisbonne.

27Les Slaves occidentaux sont les Wendes, établis entre le Danube et le cours inférieur de l’Elbe, les Sorabes, qui, de la Saale à l’Oder, refoulent au viiesiècle les Thuringiens germaniques, les Obodrites, installés sur le cours inférieur de l’Elbe. A la même époque, Tchèques et Moraves, qui viennent de la vallée supérieure de l’Oder, occupent la Bohême, et les Slovaques, venant de haute Vistule, franchissent les Tatras, mais doivent reconnaître l’autorité des Avars asiatiques, arrivés sur le moyen Danube entre 560 et 565. Cependant les Tchèques chassent du quadrilatère bohémien les Marcomans ou Bavarois qui s’installent sur les terrasses du haut Danube. En arrière de ce front slave, d’autres tribus plus sauvages sont installées, les Liutices (ou Wiltzes) entre Elbe et Oder, les Poméraniens, des bouches de l’Oder aux bouches de la Vistule, les Polonais, des Carpates à la Baltique.

  • 15 « Anno quadragesimo regni Chlotariae [623-624], homo nomen Samo natione Francos de pago Senonago, p (...)
  • 16 C. Verlinden, « Le Franc Samo », Revue Belge de Philologie et d’Histoire, 1933.
  • 17 Baron de Baye,« Antiquités frankes trouvées en Bohême »,Bulletin Monumental, 1907, pp. 5-12 ; J. (...)

28Les routes de circulation et de commerce depuis la Gaule mérovingienne jusqu’aux peuples wendes passent soit par la Porte de Westphalie vers l’Elbe inférieure, soit par la Thuringe, vers la Saale et l’Elbe, soit par la Bavière vers les Tchèques du massif bohémien. Des marchands francs de l’époque de Clotaire II et de Dagobert (584-638) allaient commercer dans les régions slaves : ainsi l’aventurier Samo (de Sens ?) qui se rendit avec plusieurs marchands chez les Slaves, dirigea leur résistance contre les Avars et devint leur roi pour 35 ans15. Des sujets slaves de Samo firent en 630-631 main basse sur des marchandises apportées par des marchands francs qu’ils massacrèrent, ce qui amena des complications diplomatiques avec Dagobert16. En Bohême et en Pologne, on a retrouvé des mobiliers funéraires analogues à ceux découverts en Occident et datant des vie-viiesiècles, donc, à peu près de l’époque de Samo — sur les bords de la Moldau, à Svetec, près de Bilina, en Bohême du Nord et dans la région de Cracovie17.

29Ces fibules et ces plaques de ceinturons proviennent pour la plupart d’Occident. Ainsi l’art des steppes aurait cheminé des populations orientales jusqu’à l’Occident barbare, puis, en retour, d’Occident vers la Bohême et la Pologne, en pays slave. Mais les diverses parures retrouvées en Bohême et en Pologne ont aussi des rapports avec les objets sortis des ateliers pontiques ; certaines sont d’un style byzantin plus pur, d’un travail plus fin, et sont à attribuer plutôt à des ateliers pontiques qu’à des ateliers rhénans.

  • 18 E. A. Gessler, Die Trulzwaffen der Carolingerzeit vom VIII. bis zum XI. Jahrhundert, Bâle, 1908, p.(...)

30Ce fait permet de poser un problème capital pour l’histoire économique générale, et pour l’histoire du travail des métaux : les routes, qui, partant des pays francs, s’enfonçaient en territoire slave, continuaient-elles plus loin vers l’est, jusqu’à déboucher de la zone forestière dans la région des steppes ponto-caspiennes ? A l’époque carolingienne, c’est certain : plusieurs capitulaires interdisent d’exporter des armes, notamment en pays slave18. Les points de passage sont les suivants : Bardowick, à 40 km au sud de Hambourg ; Celle, en Hanovre, sur l’Aller, affluent de la Weser, à 90 km plus au sud ; Magdebourg, sur la rive gauche de l’Elbe, à 130 km plus au sud-est ; Erfurt, à mi-distance entre le massif du Harz au nord et le Thüringerwald au sud, à 130 km plus au sud ; Bamberg, sur le Regnitz, à 170 km plus au sud-ouest ; Forschheim, sur la Regnitz, à 25 km plus au sud-est ; Pfreind sur la Naab, à son confluent avec le Danube, à 90 km plus au sud-est ; Ratisbonne enfin, à 50 km plus au sud.

  • 19 Voir la carte de M.Lombard, « Les relations lointaines des pays mosans entre le viiie et le xie si (...)

31Ce sont là des indications sur les routes d’accès aux pays slaves à l’époque carolingienne comme à l’époque mérovingienne ; mais on ne sait rien de précis sur leur continuation possible vers l’Orient à cette époque. En revanche, on connaît par des sources arabes et hébraïques l’itinéraire suivi aux ixe et xe siècles du Danube à la Volga par les Juifs raḏānites : Ratisbonne, Prague, Cracovie, Przemysl, Kiev, Itil sur la Caspienne et de là vers le monde musulman19.

32A quel moment la jonction s’est-elle opérée ? A quel moment la liaison entre l’Occident barbare et la région pontique par la voie du Danube, voie dominée par les Turco-Mongols (Huns, Avars, Hongrois) a-t-elle été doublée par une route plus nordique passant par le territoire des tribus slaves, Sorabes ou Tchèques, puis Polonais, puis Slaves orientaux ? A quel moment la route fluviale sous domination asiatique du Danube a-t-elle été doublée par une route des clairières sous domination slave ?

33Notre opinion sur ce problème est la suivante : jusqu’au ixe siècle, la route du Danube a été la seule route ; celles situées plus au nord n’ont été jusque-là que des tronçons de voies de pénétration vers l’intérieur du monde slave à partir des pays francs et saxons à l’ouest, des steppes ponto-caspiennes à l’est, plaines du Danube moyen au sud et au delà : vers la mer Noire et Constantinople, la mer Caspienne et Bagdad. Cette nouvelle route est née d’abord en raison des bouleversements survenus dans la région du Danube moyen au moment de l’intrusion des Magyars ; en deuxième lieu, à cause des débuts d’organisation du monde slave (royaume de Bohème, Moravie de Svatopluk) ; de l’installation des Varègues scandinaves sur les fleuves russes ; de la conversion des Hazars au judaïsme ; enfin et surtout, parce que des contrées de plus en plus lointaines étaient impliquées dans les courants d’échanges qui avaient leur origine dans le monde musulman. C’est l’appel de la consommation de Bagdad, en particulier, qui explique la création de cette nouvelle artère commerciale.

10. Naissance d’une route directe a travers le monde slave au ixe siècle

10. Naissance d’une route directe a travers le monde slave au ixe siècle

34C’est un problème du même ordre qui se pose pour les routes du Nord, celles qui de la mer du Nord et de la Baltique, par les fleuves russes, gagnent la Caspienne et la mer Noire. A quel moment peut-on parler d’une grande route commerciale ouverte de l’Europe du Nord-Ouest vers le monde oriental, route maritime et fluviale avec quelques portages (volok) ?

  • 20 E. Salin, op. cit., t. I, p. 194.
  • 21 De Bello gothico, iv.
  • 22 P. Le Gentilhomme, » La circulation des sceattas dans la Gaule mérovingienne », Mélanges de numisma (...)
  • 23 Cf. G. Arwidsson,Vendelstile. Email und Glas im siebten und achten Jahrhundert, Uppsala-Berlin, 19 (...)

35Les Frisons sont un peuple de marins, installés dans les îles, sur les rives des lacs et du golfe du Zuiderzee et dans le delta osmosé du Rhin, de la Meuse et de l’Escaut. Dès le ve siècle, les Frisons ont développé leurs relations avec la côte d’en face, et ont pris part sur leurs navires à l’invasion des Angles en Bretagne20. Procope21 écrit au vie siècle que l’Angleterre est habitée par des nations populeuses, les Angles et les Frisons. Leur puissance maritime et leur commerce se développant de concert, ils pénètrent au viie siècle dans la Gaule mérovingienne, fréquentent sous Dagobert les foires de Saint-Denis, où ils achètent du vin, des marchandises orientales, importées par les Syri, et surtout des armes franques ; en échange, ils apportent des draps, les pallia fresonica. Leur principal emporium est Dorestat. Ils se servent, après 650, d’une petite monnaie d’argent anglo-saxonne, le sceatta, valant 1/20e de sou22 et il est difficile de savoir lorsqu’on exhume un trésor monétaire contenant dessceatta, s’ils ont été importés par des Anglo-Saxons ou par des Frisons. Leur batellerie remonte le Rhin, et, sous les Carolingiens, il existe une importante colonie frisonne à Mayence. Mais c’est surtout vers l’horizon nordique qu’ils sont tournés ; ils établissent en mer du Nord et en Baltique, avant les Scandinaves, et ensuite, les Hanséates, la première thalassocratie nordique, appuyée sur une série de comptoirs, en particulier Birka, sur le lac Mälar. L’étendue de leurs relations commerciales apparaît lorsqu’on figure sur une carte la dispersion des clés de bronze à tête ajourées des viieet viiie siècles, objet caractéristique de leur activité23. Les tombes de Suède renferment en abondance de la verrerie et des armes venues de l’Empire franc, mais ce sont des tombes datant des ixe et xe siècles, où ce qui appartient aux Frisons se distingue mal de ce qui appartient aux Scandinaves. De l’époque mérovingienne, on n’a trouvé qu’un sou de Théodebert (534-548) et deux de Gondebaud, roi des Burgondes (mort en 516), et des grains de colliers petits et monochromes des vie et viie siècles, identiques à ceux des sépultures mérovingiennes.

  • 24 « On the “ Dragon ” Series of the Anglo-Saxon Sceattas », Seminarium Kondakovianum, VII, Prague, 19 (...)

36Pour le colonel Belajew24 suivi par E. Salin, les Frisons ont parcouru avant les Scandinaves la route de la Baltique à la mer Noire. Mais les trouvailles monétaires qui jalonnent cette route sont en général postérieures au viiiesiècle, et comprennent surtout des monnaies musulmanes. Aucune source ne mentionne les Frisons, et il est probable, comme pour les routes continentales à travers l’Europe centrale, que la voie de pénétration vers le monde nordique au départ de la Frise n’est pas encore la grande route de l’Orient, comme elle le sera à l’époque suivante, en raison de l’appel du monde musulman.

37Le commerce saxon n’est pas à négliger à côté du commerce frison, qu’il s’agisse des Saxons de Saxe ou des Anglo-Saxons de l’île de Bretagne. En finnois, saxa signifie « commercant ». Sur le routes de la Baltique et plus tard, jusqu’aux fleuves russes, on trouve Frisons, Saxons et Scandinaves, dans des proportions difficiles à fixer, variables selon les époques.

  • 25 «... misit legatorios Galliam qui vitri factores, artifices videlicet Brittanniis eatenus incognito (...)

38L’importance économique et culturelle des îles Britanniques (Bretagne et Irlande) est bien connue ; des personnages éminents y vécurent au viiesiècle. L’un d’eux, Benoît Biscop, évêque de Wearmouth et de Jarrow (675-680) ramena de Gaule des maçons pour se faire bâtir une église à la mode romaine, et des verriers, qui, dit Bède le Vénérable, introduisirent cet art en Grande-Bretagne et y firent école25 : ce qui prouve l’existence d’un hiatus dans la fabrication, car l’industrie du verre existait en Bretagne à l’époque romaine.

39Notons ici le cheminement différent des techniques dans l’Europe barbare, selon qu’elles sont orientales et apportées par les Barbares eux-mêmes : art du métal, orfèvrerie cloisonnée, armes ; ou romaines, comme la verrerie, qui n’a pas pénétré dans les régions septentrionales telle la Scandinavie, ou s’est oblitérée à la suite des invasions barbares, comme en Angleterre anglo-saxonne.

40Sous la domination romaine ; le principal port de la Gaule du Nord était Boulogne ; sous le Bas-Empire, ce fut Quentovic. Le port le plus nordique pour la navigation romaine fut près d’Utrecht, Fectio (Vechten). Au débouché de l’artère rhénane, l’Angleterre fut toujours liée aux pays rhénans, comme le prouve la découverte qu’on y a faite de fibules nettement anglo-saxonnes et de monnaies caractéristiques. Les relations avec le continent existaient déjà au vie siècle, puisqu’une fille de Caribert, roi de Paris (561-567), épousa Ethelbert de Kent. Mais c’est au viie siècle que les produits anglo-saxons arrivent nombreux ; un coffret d’os de baleine, fabriqué en Northumbrie, est conservé dans le trésor de Saint-Julien de Brioude dans le Massif Central ; un thrymsa anglo-saxon (1/3 de sou d’or, le triens) a été découvert en Lorraine.

41Ces échanges de l’époque mérovingienne ont leur point de départ sur la côte est de l’Angleterre et joignent le continent soit par l’artère rhénane, soit par Quentovic, soit par les ports de Rouen, Nantes et Bordeaux. Il s’étend jusqu’à Marseille, où un marchand anglo-saxon est installé au début du viiie siècle et au delà, comme l’atteste le trésor de Cimiez, au-dessus de Nice, datant de 737, où l’on a découvert, à côté de 1 600 deniers de Marseille, 300 monnaies étrangères à Marseille, dont 80 sceatta.

42Au viiie siècle, Offa, roi de Mercie, échange des présents avec Charlemagne et imite un dinar arabe, qui porte la mention : Offa rex. A partir du viiie et auixe siècle, le commerce anglo-saxon se développe vers l’Italie, par les cols des Alpes, aux foires de Pavie, dans les villes maritimes italiennes, et à Rome, où se forme un Burgus Saxonum.

  • 26 Voir M. Lombard, « L’or musulman du viie au xiesiècle », Annales ESC, 1947-pp-143-160.

43En résumé, l’époque mérovingienne, jusqu’au viie siècle, voit s’ébaucher les réseaux commerciaux et les activités des marchands occidentaux, dont lesviiie et ixe siècles confirmeront l’épanouissement. Ce bouleversement a deux raisons fondamentales : l’appel des grands centres urbains musulmans et le fait que l’Occident est devenu exportateur26.

b) Le domaine franc et le renouvellement des techniques

44Les Francs ont laissé des traces fréquentes en Belgique, en France du Nord et de l’Est, seulement quelques sépultures au sud de la Seine, rien au sud de la Loire. Dans chaque tombe franque on a trouvé des armes, et surtout des armes de fantassin ; très peu d’épées longues, apanage des chefs, qui se déplaçaient à cheval ; les armes trouvées sont des haches de jet, des framées, des lances, des épieux, des angons, et de très nombreux glaives à un seul tranchant ou scramasax, ces coutelas du chasseur forestier et de la piétaille au haut Moyen Age.

  • 27 Voir supra, pp. 48 sq.

45Dans des aires géographiques et à des époques différentes, trois grandes techniques métallurgiques ont été employées : la trempe, utilisée par les Gallo-Romains, abandonnée par les Francs ; tout ce qui, dans les trouvailles, ressortit à cette technique, est d’époque gallo-romaine ; l’acier au creuset, inventé au début de l’ère chrétienne en Inde ou en Chine ; cette technique, nous l’avons vu27, produit des lingots d’acier cristallisé particulièrement dur ; les Romains ont importé l’acier, mais non la technique : c’est l’acier « damassé » ; le recuit : c’est la technique des grandes invasions, d’origine orientale venue de l’Altaï et du Caucase, elle s’est transmise avec les thèmes artistiques dans l’Occident mérovingien.

  • 28 E. Salin, Rhin et Orient,t. II, Le fer à l’époque mérovingienne, Paris, 1943, pp. 61-63 et fig. 7  (...)

46On produisait le fer au recuit, en plaçant le minerai à traiter dans une enceinte maçonnée (« bas foyer » ou « four catalan »), au milieu du charbon de bois dont la combustion était activée par soufflerie. Le produit obtenu par la température insuffisante de 8 à 900 degrés était un agglomérat pâteux de métal et de scories ; ces dernières étaient alors chassées par le martelage à chaud prolongé. On remettait à cuire, et un nouveau martelage succédait à cette nouvelle carburation superficielle. L’acier était ainsi élaboré par recarburations successives du fer. On obtenait des nuances de métal plus ou moins dur, les forgerons mérovingiens utilisaient un métal très doux, malléable et peu fragile pour le noyau des armes, et rapportaient ensuite sur ce noyau des morceaux d’acier plus dur pour le tranchant. Les Romains aboutissaient à un résultat analogue par la trempe ; mais, à l’époque barbare, les forgeages successifs donnaient à l’acier une qualité supérieure, comparable à celle de l’acier au creuset. La teneur en fer des échantillons mérovingiens allait de 98 à 99, 4 %. La différence était donc considérable entre la médiocrité du fer brut, due à la température insuffisante du foyer, et la qualité des produits finis, due au travail de l’artisan au cours de la transformation du fer28.

Fig. ii. Schéma du bas-foyer mérovingien de Merishaufen (viie siècle) calcaire

Fig. ii. Schéma du bas-foyer mérovingien de Merishaufen (viie siècle) calcaire

  • 29 Otfrid de Wissembourg,Evangelienbuch, 1, 159 ; A. L. Lorange, Bergens Museum. Den Yngre jernalders (...)
  • 30 Voir croquis n° ii : Le fer du Massif Central aux Ardennes.

47Pour une production relativement faible, ce travail consommait des quantités considérables de bois et de charbon de bois, et entraîna le déboisement de certaines régions : l’industrie métallurgique cesse au xivesiècle au Jutland, faute de combustible, de même que Chypre avait été déboisée dans l’Antiquité par le travail du cuivre. Les épaisses forêts qui marquaient les frontières des civitates, sur la bordure du bassin parisien sont lentement et régulièrement grignotées. Depuis les Ardennes et le massif schisteux-rhénan jusqu’au Massif Central, les calcaires jurassiques étaient couverts autrefois de forêts de chênes, de hêtres et de frênes. Elles fournirent le combustible pour l’exploitation primitive du minerai pisolithique, abondant dans cette zone géographique et facile à recueillir. D’où la continuité de l’industrie du fer dans toute cette région : atehers forestiers de l’âge préhistorique, exploitation des minerais du bassin de la Meuse et du pays de Siegen29 antérieure de plusieurs siècles à la conquête romaine, fabriques d’armes disséminées du Berry à la vallée du Rhin et approvisionnant les légions du limes rhénan, forges médiévales comme celles d’Aix-la-Chapelle ou de Châtillon-sur-Seine et, de nos jours encore, industries de Langres et de Nogent-en-Bassigny, où est demeurée fixée la coutellerie fine, bien que la matière première y soit maintenant importée30.

11. Le fer du Massif Central aux Ardennes

11. Le fer du Massif Central aux Ardennes

 

48Utilisant ses ressources naturelles, fidèle à une longue tradition métallurgique, mais renouvelant ses techniques, la Gaule franque est, pour des siècles, productrice et exportatrice de fer et d’armes, le plus grand centre de fabrications se situant dans les pays de la Saône, de la Meuse et du Rhin.

49L’excellence des armes offensives et défensives franques témoigne du haut degré auquel était parvenue la technique.

  • 31 Isidore de Séville,Origenes, i, 18, 6.

50La francisque. On sait que l’arme pour ainsi dire « nationale » des Francs était la hache ; Isidore de Séville parle de l’arme quam et Hispani et usu Francorum per derivationem franciscam vocant31Certains textes anciens nous la présentent comme bipenne d’où l’expression de « francisque à deux tranchants ». Végèce, au début du ve siècle, écrit à propos d’elle :Bipennis est securis habens utraque parte latissimum et acutissimum ferrum et Grégoire de Tours (vie siècle), emploie indifféremment bipennis etsecuris.

51Or, toutes les haches d’époque franque retrouvées dans les tombes n’ont qu’un seul tranchant. Il s’agit d’une sorte de cognée, arme de jet, que le combattant allait ensuite récupérer armé de la framée. Les rares haches bipennes, du type de la hache sacrée crétoise, qui ont été retrouvées en Europe occidentale, notamment en 1949, à la Bussière-Étable, près de Limoges, au milieu des débris d’un char, doivent être, sans doute, considérées comme des haches rituelles, instruments cultuels.

52Les analyses d’Édouard Salin ont permis de préciser la technique de fabrication des haches de jet : un noyau de métal très doux et souple, donc peu fragile mais trop malléable, troué pour le manche, est rechargé sur ses bords de petites pastilles de métal plus carburé, le travail étant conduit comme celui du sculpteur, qui ajoute successivement des petites boulettes de terre qu’il écrase sur son ouvrage. On obtient ainsi un tranchant qui reste dur après aiguisage. La supériorité de la technique barbare, venue d’Orient, s’affirme sur la technique romaine.

Fig. iii. Coupe schématique situant les techniques de fabrication de la francisque et du scramasax

48Utilisant ses ressources naturelles, fidèle à une longue tradition métallurgique, mais renouvelant ses techniques, la Gaule franque est, pour des siècles, productrice et exportatrice de fer et d’armes, le plus grand centre de fabrications se situant dans les pays de la Saône, de la Meuse et du Rhin.

49L’excellence des armes offensives et défensives franques témoigne du haut degré auquel était parvenue la technique.

  • 31 Isidore de Séville,Origenes, i, 18, 6.

50La francisque. On sait que l’arme pour ainsi dire « nationale » des Francs était la hache ; Isidore de Séville parle de l’arme quam et Hispani et usu Francorum per derivationem franciscam vocant31Certains textes anciens nous la présentent comme bipenne d’où l’expression de « francisque à deux tranchants ». Végèce, au début du ve siècle, écrit à propos d’elle :Bipennis est securis habens utraque parte latissimum et acutissimum ferrum et Grégoire de Tours (vie siècle), emploie indifféremment bipennis etsecuris.

51Or, toutes les haches d’époque franque retrouvées dans les tombes n’ont qu’un seul tranchant. Il s’agit d’une sorte de cognée, arme de jet, que le combattant allait ensuite récupérer armé de la framée. Les rares haches bipennes, du type de la hache sacrée crétoise, qui ont été retrouvées en Europe occidentale, notamment en 1949, à la Bussière-Étable, près de Limoges, au milieu des débris d’un char, doivent être, sans doute, considérées comme des haches rituelles, instruments cultuels.

52Les analyses d’Édouard Salin ont permis de préciser la technique de fabrication des haches de jet : un noyau de métal très doux et souple, donc peu fragile mais trop malléable, troué pour le manche, est rechargé sur ses bords de petites pastilles de métal plus carburé, le travail étant conduit comme celui du sculpteur, qui ajoute successivement des petites boulettes de terre qu’il écrase sur son ouvrage. On obtient ainsi un tranchant qui reste dur après aiguisage. La supériorité de la technique barbare, venue d’Orient, s’affirme sur la technique romaine.

Fig. iii. Coupe schématique situant les techniques de fabrication de la francisque et du scramasax

d’après E. Salin, Rhin et Orient : ii. Le fer à l’époque mérovingienne, Paris, 1943, fig. 8

d’après E. Salin, Rhin et Orient : ii. Le fer à l’époque mérovingienne, Paris, 1943, fig. 8

 

53La francisque cessa d’être en usage vers la fin de l’époque mérovingienne. Sous Charlemagne elle ne fait plus partie de l’armement normal. Quand elle fut adoptée à nouveau plus tard on lui donna le nom de « hache noresche » ou « hache danoise ». C’est l’arme première du Viking, une arme de piéton. Les combattants à cheval emploient de préférence l’épée.

54La framée est une sorte de javelot au fer allongé qui peut aussi servir de lance : c’est l’arme par excellence des Germains ; Tacite raconte comment, sanglante et victorieuse, elle est octroyée par le chef germain au guerrier qui a fait ses preuves ; les Francs connaissent aussi une lance au fer plus large et plus court.

55L’angon est une pointe de fer assez mince, portant des ailerons, longue d’un mètre, fixée à un bois de deux mètres et attachée à une corde. La manœuvre consiste à accrocher le bouclier de l’ennemi et à le tirer, pour forcer ce dernier à se découvrir ou à se laisser entraîner.

  • 32 « Tunc duo pueri cum cultris validis quos vulgo scramasaxos vocant, infectis vinino, maleficati a F(...)

56Le scramasax est une des armes les plus répandues dans les tombes franques, glaive à un seul tranchant de 30 à 70 cm de longueur, poignée comprise, sans garde ; il porte de petites rigoles pour le sang : Frédégonde mit du poison dans les entailles profondes pratiquées dans les lames desscramasax qui devaient frapper Sigebert et Childebert32. Cette arme germanique est très ancienne, c’est le brevis gladius de Tacite. Son emploi se répandit au haut Moyen Age et il devint l’arme par excellence de la piétaille. Certaines étaient très lourdes, maniées à deux mains, capables de percer un crâne : Mathieu de Paris décrit un chevalier de l’empereur Othon qui, se servant d’une telle arme, foudroyait ceux qu’il frappait, jetant à bas cavalier et monture.

Fig. iv. Fabrication dn damas de l’épée longue

d’après E. Salin, La civilisation mérovingienne : III. Les techniques, Paris, 1957, p.61

d’après E. Salin, La civilisation mérovingienne : III. Les techniques, Paris, 1957, p.61

Fig. iv. bis. Aspect et sections schématiques de l’épée longue ; d’après E. Salin, loc. cit., p. 63

Fig. iv. bis. Aspect et sections schématiques de l’épée longue ; d’après E. Salin, loc. cit., p. 63

 

57Au point de vue technique, le scramasax est l’inverse de la francisque ; il se compose de cinq zones alternées, deux de métal doux et trois plus carburées ; les deux zones externes étaient carburées pendant le réchauffage du métal et le travail de forge ; la partie centrale dure était entourée par soudure de deux bandes de métal extra-doux, dont on durcissait la surface par cémentation. Le tranchant était toujours dégagé par affilage.

58L’épée est le chef-d’œuvre des artisans barbares. Symétrique, à deux tranchants et à pointe, elle permet de frapper aussi bien de taille que de pointe. Vieux type de l’épée longue du nord des Alpes, dès l’époque de Hallstat et de la Tène, imitée de l’épée de bronze, arme des Teutons, des Cimbres, des auxiliaires germaniques (la spatha), elle fut introduite dans les légions à l’époque de Végèce. Elle mesure d’ordinaire : 4 à 5 cm de large, 75 à 90 cm de long, y compris la poignée de 8 à 11 cm.

59La technique de fabrication est subtile : c’est un véritable tissage de fils de métal de nuances différentes, donnant solidité et élasticité. Les tranchants sont faits de recharge de métal dur en plusieurs morceaux ; les fils de la lame sont aplatis, par recuits et forgeages successifs, donnant l’aspect vermiculé caractéristique des lames d’épées d’époque franque, et aboutissant au même résultat que le fer indien du point de vue de la qualité : le musée de l’Armée conserve une épée carolingienne splendide, de ce type.

  • 33 F. Garscha, « Das völkerwanderungzeitliche Fürstengrab von Altuszheim », Germania.Anzeiger, XX, 3, (...)
  • 34 Grégoire de Tours décrit en ces termes les armes offertes au roi Gontran en 590 : « Adfuerunt et hi (...)

60Ces épées étaient enfermées dans des fourreaux d’écorce de bouleau ou de bois, revêtus de cuir, et portant une riche garniture métallique : ainsi l’épée de Childéric à Tournai (481) dont la poignée est recouverte d’une feuille d’or et dont le fourreau et la garde sont d’or cloisonné de grenats. L’épée trouvée à Altussheim, près de Mannheim33 a le fourreau recouvert d’une feuille d’or ; la garde, enfilée sur l’âme de bois de la poignée est constituée par deux feuilles de bronze concentriques et porte sur la partie externe une feuille d’or cloisonnée de grenats ; l’intervalle entre les deux feuilles de bronze est rempli de soufre, fusible et dur et très adhérent au bronze34.

Fig. v. Coupe de la poignée d’une épée franque

d’après F. Garscha, “ Das völkerwanderungzeitliche Fürstengrab von Altuszheim ”, Gertnania, Anzeiger, XX, 1936, p. 192

d’après F. Garscha, “ Das völkerwanderungzeitliche Fürstengrab von Altuszheim ”, Gertnania, Anzeiger, XX, 1936, p. 192

 

61Le bouclier joue un grand rôle dans la société franque. Sa remise marque pour le guerrier le début de sa carrière ; c’est en frappant sur le fer del’umbo que l’on donne son approbation dans les assemblées ; l’élection du roi se fait par élévation sur le bouclier et c’est sur son bouclier qu’on emporte le guerrier tué. Rond ou elliptique, il est formé de lattes de bois recouvertes de cuir ; l’umbo et le manipule (poignée intérieure) sont en fer.

62La cotte de maille. On en a trouvé très rarement. Son emploi demeura exceptionnel en raison de son prix élevé jusqu’à l’époque carolingienne, époque à laquelle se développa l’industrie du fer. Sa fabrication présentait une grosse difficulté technique, car la cotte de mailles était composée de 35 à 40 000 anneaux. Dans les légendes germaniques, la cotte de mailles est l’œuvre d’êtres supérieurs, elfes, nains maîtres-forgerons mythiques. Il faut distinguer le thorax, cuirasse d’écailles métalliques, de la véritable cotte de mailles, la brunia (broigne). Son origine est peut-être sarmate, comme semblent l’indiquer les fragments retrouvés dans les tombes sarmates ou la représentation du cavalier sarmate de Kertch (fresque du iiesiècle). Qu’elle ne figure pas dans les tombes franques, signifie peut-être qu’elle ne correspond pas aux coutumes germaniques. On sait le caractère rituel du mobilier funéraire.

63Le casque ne paraît pas non plus d’origine germanique ; il a peut-être été lui aussi emprunté aux Sarmates qui portaient des casques coniques. Comme pour les cottes de mailles, on n’en a trouvé que de rares exemplaires dans les tombes, soit qu’ils aient été réemployés par des vivants, soit qu’ils n’aient pas constitué un élément du mobilier rituel. C’étaient des œuvres compliquées et chères. On connaît la simple calotte de Trivières en Hainaut, le casque de fer damasquiné de Baldenheim en Alsace, le casque de bronze repoussé de Vézeronce dans l’Isère.

64Sur la valeur et la rareté des différentes armes, les lois barbares nous renseignent en nous donnant quelques prix ; ainsi, la Loi Ripuaire fait le classement suivant :

65cuirasse (ou cotte de mailles) : 12 sous (6 bons bœufs ou 12 belles vaches)
épée et son fourreau : 7 sous
casque : 6 —
lance : 2 —

66Les plaques de fer pour la parure et le costume, si fréquemment retrouvées dans les tombes, étaient forgées à partir d’une tôle de 4 à 6 mm d’épaisseur. Les contours étaient découpés. Souvent, deux tôles étaient soudées, l’une, d’acier doux, lisse du côté intérieur, l’autre d’acier dur plus fin, portant le décor vers l’extérieur. Le décor était appliqué soit parplacage : une feuille d’argent était martelée sur une plaque de fer creusée de sillons, pour obtenir une adhérence parfaite des deux métaux ; soit parestampage : une feuille d’argent, repoussée à la main en relief ou sur une matrice en bois dur ou en métal, était montée par ses bords sur la plaque de fer ; soit par incrustation : des filets d’argent, de cuivre ou de laiton (cuivre, étain et zinc) étaient incrustés dans des sillons gravés sur la plaque polie : le fond des sillons, de coupe rectangulaire, était irrégulier, pourvu d’aspérités, afin que le fil incrusté y adhérât mieux. Le fil est battu dans le sillon à l’aide d’un poinçon. Pour les grandes surfaces, on creuse des sillons juxtaposés et les fils sont battus jusqu’à devenir jointifs, procédé qui est encore employé en Afrique noire. L’incrustation se fait à froid, puis la plaque est polie et brunie au feu pour que les incrustations se détachent sur un fond sombre.

  • 35 E. Salin, Le fer, pp. 82-86,

67Une technique différente s’observe dans un certain nombre de plaques-boucles de la région parisienne et au viiie siècle seulement : les sillons sont plus larges que profonds et arrondis en gorge. La feuille d’argent est battue sur toute la plaque jusqu’à ce que l’argent ait disparu entre les sillons : c’est l’équivalent de la damasquinure orientale (azziminia). Ensuite, la plaque est passée au feu ; l’argent en fusion pénètre dans les moindres aspérités des sillons, ce qui assure une bonne adhérence35.

68Quant aux techniques de l’orfèvrerie, elles étaient également très développées. Les Francs pratiquaient la dorure, l’étamure, la nielle et le cloisonné. Les fibules sont composées d’un alliage de cuivre et d’argent et partiellement dorées au moyen d’un amalgame d’or et de mercure, alors qu’à la fin de la domination romaine, la dorure était effectuée en Gaule par soudure au cuivre (chrysocolle), de la feuille d’or sur le bronze. Les ouvrages étamés connus ne sont pas antérieurs au vie siècle. La plaque-boucle de Villey-Saint-Étienne (Lorraine) découverte par E. Salin est faite d’une feuille de laiton soigneusement étamée. Pline attribuait aux Gaulois la découverte de l’étamage. La nielle est la décoration d’une feuille d’argent par incrustation d’un mélange d’argent et de soufre, qui donne une apparence très sombre d’où son nom (nigella, de niger noir) ; peu employé par les Barbares, ce procédé a été très employé par les Musulmans et les Byzantins.

69Le cloisonné, enfin, utilise des pierres précieuses, des grenats surtout, venus des mines de l’Inde et de l’Asie centrale. Ils sont fixés sur un paillon d’argent doré ou sur une pâte de scellement (le « liant » d’orfèvre) dont la composition perdue a été retrouvée au xixe siècle. C’est un alliage de sable et de carbonate de soude naturel, (le natron égyptien), dont l’Wādī natrun (au sud du Fayyūm) faisait une grosse exportation. Cloisons et filigranes étaient soudés à l’argent, et les traces de soudure demeurées apparentes, étaient effacées par la dorure au mercure.

c) Le finistère anglo-saxon

70La Bretagne, province lointaine, fut superficiellement romanisée ; de façon générale, on peut dire que dans tout l’Occident, Rome transrnit moins sa propre civilisation que des influences orientales. Évacuée par les légions en 407, la Bretagne fut attaquée par les Pietes (Écossais) et les Scots (Irlandais) au nord et à l’ouest, puis par les Germains de la mer qui l’envahirent par l’est et le sud. Abandonnées par Rome, les populations celtiques de l’île, qui n’avaient pas connu la pax romana et n’avaient pas perdu l’habitude des armes, opposèrent une grande résistance à l’invasion ; il n’y eut nimodus vivendi, ni fusion entre les Brito-Romains et les envahisseurs germaniques, comme il y en eut entre Gallo-Romains et Barbares. Au contraire, une haine profonde opposa les deux éléments ethniques. De leur côté, les envahisseurs étaient les plus barbares des Germains, et les luttes sur le sol de la Bretagne furent féroces : dans les tombes germaniques d’Angleterre, des têtes coupées entourent le guerrier.

71Les Anglo-Saxons, coupés de la civilisation méditerranéenne par le tampon forestier de l’Europe centrale, apportèrent en Angleterre leurs coutumes barbares. Ils vinrent en bateaux, dans des embarcations du type de celle de Nydam (nord du fjord de Flensburg), qui avait 25 m de long, 4 m de large, 28 rames, et portait 60 personnes ; par rapport à ces embarcations, lesdrakkar scandinaves des viiie et ixe siècles représentent un grand progrès. Leur armement, de caractère Scandinave, se composait de lances, d’épées, de haches, de cottes de mailles et de casques, comme ceux que l’on voit à la garde anglaise des Basileis au xie siècle ou sur la tapisserie de Bayeux. Ces populations sauvages, païennes, utilisaient l’alphabet runique.

72Au iiie siècle, les Angles et les Saxons se livraient à des pirateries, des expéditions temporaires dans la mer du Nord et en Gaule ; c’est contre eux que les côtes de la France du Nord et de l’Angleterre furent mises en état de défense à l’époque romaine. Au ve siècle, un nouvel aspect l’emporte : l’établissement. Ils immigrent par familles entières, fuyant devant la poussée des Danois, qui, de Scanie et des îles danoises, avancent vers le Jutland. Ils s’installent dans le Boulonnais, puis dans le Bessin, le Cotentin et les îles anglo-normandes, mais surtout dans l’île de Bretagne, qui, selon Prosper d’Aquitaine, était entièrement conquise par les Saxons en 441.

73Les premiers débarquements ont lieu dans le coin sud-est de l’Angleterre, dans l’île de Tanet, les estuaires ramifiés de l’Essex, du Suffolk et du Norfolk ; puis dans l’île de Wight, les estuaires de la côte du Hampshire, le Wash et la Humber ; de là, ils poussent vers le nord et l’ouest, par les pays découverts, entre les forêts, le long des routes romaines, qui dessinent une étoile à partir de Londres. Les chocs avec la population sont sanglants, en raison de la supériorité de leur armement ; ils exterminent, réduisent en esclavage ou refoulent les populations locales vers les régions montagneuses ; à cette époque, les Bretons émigrent au delà de la mer, vers l’Armorique et vers la Galice.

74Au début du VIe siècle, l’Angleterre est divisée en un domaine celtique et un domaine germanique. Le domaine celtique ou breton est morcelé physiquement et politiquement en une dizaine de petites principautés dans les vieux massifs de l’ouest et du nord de l’île, pays pauvre, isolé, au particularisme religieux. Les chrétientés celtiques sont mal vues de Rome ; c’est un christianisme de seconde zone, du bout du monde. Le domaine anglo-saxon est politiquement morcelé en seize à dix-huit petits états, mais dans une région qui forme une unité physique, le bassin de Londres, où les communications sont aisées, et qui sera au Moyen Age le cœur de l’Angleterre ; pays vert, riche, ouvert sur l’extérieur, converti par des missions romaines, qui lui réservent leur sollicitude. Tout le sud-est de l’Angleterre est donc germanisé, ouvert par ses ports vers les pays Scandinaves et la Baltique, mais aussi vers le domaine franc et, par lui, vers le monde méditerranéen ; les royaumes anglo-saxons tendent à s’unifier, en passant par le stade de l’heptarchie, tandis que le domaine celtique demeure isolé, morcelé et primitif.

75Bède le Vénérable, dans son Historia Anglorum (742), est le seul à mentionner les Jutes (letae, Jaetae) à côté des Angles et des Saxons : il les localise dans le Kent, dans l’île de Wight et sur la côte qui lui fait face. Or l’archéologie confirme la relation de Bède : on a trouvé dans ces régions des objets métalliques tout différents de ceux que l’on peut trouver dans les sépultures d’autres pays occupés par les Angles et les Saxons : ils se caractérisent par la finesse du travail (cloisonné, filigrané), la richesse de l’orfèvrerie (grenats, perles, saphirs) et une analogie frappante avec l’orfèvrerie franque du Rhin moyen et du Danube : influence de l’art des steppes, décor gravé qui est un lointain reflet de l’art animalier et géométrique.

  • 36 The Archaeology of the Anglo-Saxon Settlement,Oxford, 1913.

76Plusieurs hypothèses ont été avancées. E. T. Leeds36 a établi les liens étroits entre les trouvailles du Kent (tombe de Taplow) et celles de la région entre Coblence et Dusseldorf ; il a rapproché, d’autre part, les trouvailles faites dans le reste du pays avec celles qui ont été faites en pays saxon (Elbe, Weser, Schleswig) : il s’agit surtout de fibules rondes à décor de spirales, cruciformes ou à bras égaux (Saucer brooches, equalarmed brooches). Les Jutes seraient des éléments francs (Francs Eutii de la région du Rhin moyen) aux techniques plus développées, parvenues avec des influences orientales dans le bassin du Rhin moyen. Les autres produits de l’industrie anglo-saxonne, plus frustes et moins riches, seraient l’œuvre de Saxons.

  • 37 The Anglo-Saxons in England during the Early Centuries, Upsal, 1926.

77La thèse de Nils Åberg37 établit que les trouvailles les plus frustes seraient le produit de l’industrie des premiers conquérants ; les trouvailles plus riches, très beaux bijoux du Kent, marqueraient les liens avec l’industrie franque, dans une seconde période, lorsque les Saxons établis dans le Kent eurent développé leur commerce avec les Frisons par l’embouchure du Rhin et avec les Francs par les ports du Kent : relations entre le Kent et le delta du Rhin, entre Wight et le Hampshire d’une part, le Boulonnais et la vallée de la Seine d’autre part, par Richborough (Rutupiae) et Douvres(Dubrae).

  • 38 Voir le schéma n° 12 : Une nouvelle route d’influence au viie siècle.

78Plus que toute autre région de la Bretagne, le Kent se développe à la fin duvie siècle et au début du viie siècle ; en effet, les Francs entrent en déclin à cette date, tandis que s’éclairent la Scandinavie orientale et l’Europe centrale. L’invasion de l’Italie par les Lombards en 568, ouvre la Méditerranée aux peuples de l’Europe centrale ; ainsi pour la Scandinavie et pour le Kent, une route nouvelle se dessine, plus à l’est, par le Schleswig, la Saxe, le Main, la Bavière et les cols des Alpes38. Des échanges commerciaux s’établissent avec le monde méditerranéen par cette voie. On a retrouvé des vases de bronze d’origine copte dans les tombes du Kent et l’on sait l’exclamation du pape Grégoire en voyant des esclaves « angles » à Rome : « Non sunt Angli sunt Angeli ». La décadence de la Gaule s’inscrit entre deux foyers économiques qui s’allument : l’Italie lombarde et l’Angleterre anglo-saxonne, deux des trois centres moteurs d’où partiront les influences qui susciteront la Renaissance carolingienne, le troisième étant l’Espagne musulmane.

MÉDITERRANÉE 12. Une nouvelle route d’influence au viie siècle

MÉDITERRANÉE 12. Une nouvelle route d’influence au viie siècle

 

79Le grand souverain anglo-saxon de cette période est Ethelbert de Kent (560-616), auquel font hommage en 593 tous les rois anglo-saxons au sud de la Humber ; il épouse Berthe, fille de Caribert, roi de Paris, une chrétienne ; il reçoit en 597 à Canterbury, sa capitale, la mission d’Augustin, envoyée par le pape. Augustin fonde à Canterbury le monastère de Christ Church, dont il est l’abbé-évêque, et occupe le premier siège épiscopal d’Angleterre. A partir du Kent, les cours princières de l’Ouest et du Nord furent rapidement gagnées au christianisme, mais les réactions païennes furent parfois brutales, ainsi en Northumbrie, où l’œuvre d’évangélisation fut détruite en 633 et reprit en 640. Les Scots, venus d’Irlande, arrivèrent en Angleterre par l’Ecosse. A partir de l’Irlande fut fondé le monastère d’Iona (Hy) sur la côte ouest d’Écosse. Les Scots étaient celtes, mais n’avaient pas les mêmes motifs de haine contre les Anglo-Saxons que les Celtes de Grande-Bretagne. Une circonstance accidentelle détermina le début de l’évangélisation celtique en Northumbrie : le neveu du roi de Northumbrie, converti au christianisme, Edwin, fut tué par le païen Penda, qui, réfugié chez les Pictés d’Écosse, entra en relations avec les moines d’Iona et fut converti par eux. Il reconquit la Northumbrie, appela les moines d’Iona qui fondèrent le monastère de Lindisfarne, au nord-est de l’Angleterre, puis celui de Ripon.

  • 39 Voir le croquis n° 13 : La conversion de la Bretagne.

80La conversion de l’Angleterre39 aboutit à la formation de chrétientés celtiques à usages particuliers, isolées du monde romain. Sauf cependant la citadelle du Kent, point de départ d’une réaction victorieuse qui aboutit à la reconquête des centres celtiques de Northumbrie : Ripon et Lindisfarne, sous l’action de Wilfrid, Anglo-Saxon romanisé, archevêque d’York, et de Théodore de Tarse, Grec envoyé par Rome, archevêque de Canterbury. L’achèvement de la conversion des Anglo-Saxons se fit par rayonnement autour des monastères de Peterborough (Mercie), Malmesbury et Exeter (Wessex), Yarrow et Wearmouth (Northumbrie). Les deux sièges archiépiscopaux de Canterbury et d’York luttèrent pour la primatie. En 672, Théodore de Tarse réunit le premier synode national de toute l’Angleterre rassemblant les évêques et les abbés de tous les royaumes de l’heptarchie. Il maintint des liens serrés avec le centre romain. Des pèlerins, mais aussi des marchands saxons, se rendaient à Rome. Un quartier de la ville, le Borgo, entre le Tibre et Saint-Pierre, s’appelait le Burgus Saxonum.L’action romaine contribua à l’unité anglaise par delà le morcellement politique. Cette unité se fit au ixe siècle avec l’hégémonie du Wessex et de sa capitale, Winchester, qui eut raison de l’éparpillement celtique.

13. La conversion de la Bretagne

13. La conversion de la Bretagne

 
  • 40 Cf. A. Mahr, Christian Art in Ancient Ireland, Dublin, 1932 ; F. HenryLa Sculpture irlandaise pen (...)
  • 41 F. Henry, « L’art irlandais du viiie siècle et ses origines », Gazette des Beaux-Arts, 17, 1937, p. (...)

81Les monastères anglo-saxons furent aux viiie-ixe siècles des centres importants de rayonnement religieux et de culture jusque sur le continent : Boniface, originaire du Wessex, convertit les Germains et la Renaissance carolingienne témoigne de fortes influences venues d’au delà de la Manche. Winchester fut, au xe siècle, le siège d’une école de miniaturistes très originale. Et ici se pose le problème de l’origine « irlandaise » de ces miniatures avec leur décor d’entrelacs subtils et de monstres aux corps étirés, arcboutés sur leurs pattes terminées en palmettes et en rinceaux40. Certes des moines coptes, syriens, arméniens, byzantins arrivèrent en Irlande au viie et au viiie siècle et on a pu écrire que « les enseignements des Orientaux expliquent comment l’enluminure irlandaise apparaît tout de suite sous une forme adulte, comment elle ne tâtonne pas pour recouvrir la page »41. Mais il est hors de doute que les miniaturistes anglais et irlandais copièrent aussi les modèles qu’utilisaient près d’eux les orfèvres et les émailleurs. Or, si certains de ces modèles sont celtiques, beaucoup viennent aussi de l’art saxon.

  • 42 A. Mahr a supposé que ces derniers provenaient du pillage de monastères irlandais par les Vikings. (...)
  • 43 Cette dernière est datée par une inscription qui dit qu’elle fut érigée par un abbé de Clonmacnoise(...)

82L’analogie entre certaines pièces d’orfèvrerie irlandaise et des bijoux trouvés dans des tombes scandinaves datées du début du ixe siècle a été bien mise en valeur par A. Mahr42. Tous ces objets de métal, si semblables malgré la distance, sont certainement antérieurs au ixe siècle et ne peuvent être que postérieurs au début du viiie siècle. C’est approximativement la date des célèbres croix de pierre sculptées d’entrelacs d’Ahenny, de Kilkieran, de Bealin43. Partout fleurit le même « art inorganique » qui, telle une broderie, couvre entièrement les surfaces, quelle que soit la nature de l’objet à orner. Rinceaux, végétaux et animaux sont combinés en enroulements fantastiques et savants d’une grande beauté décorative.

83L’origine de ces spirales et de ces entrelacs doit être, pensons-nous, recherchée dans la décoration des armes. Pour en être convaincu, il suffit de considérer le pommeau de l’épée de Grundale (Kent) du viie siècle, représentant des animaux qui s’entre-dévorent et dont les pattes se terminent en palmettes. Le décor métallique de la primitive époque saxonne fut transposé dans la décoration des manuscrits ; il passa ensuite à la sculpture romane.

  • 44 L’enluminure avant 800 est mal connue. Cf. F.Henry, Gazette des Beaux-Arts, 17, 1937, pp. 138-139.(...)

84De même que l’art du métal a rayonné en Angleterre à partir du Kent et du Wessex, de même la décoration de manuscrits, marquée par les influences orientales, a cheminé de Winchester vers l’Irlande44. C’est une des raisons qui expliquent l’importance de l’Angleterre au vie siècle, au débouché des deux grandes routes, qui, venues des steppes orientales et traversant, l’une la Scandinavie, l’autre la Germanie et le pays franc, se rejoignent dans la partie sud-orientale de l’île de Bretagne.

a) La conjoncture du vie siècle

 

85Nous commencerons par indiquer les caractères des établissements barbares, en partant du cadre physique et des genres de vie, par retracer les mouvements et la mise en place des peuples lombards, slaves, avars, et bulgares au cours du vie siècle.

 

86Germains orientaux, sans doute d’origine Scandinave, comme les Goths, les Lombards étaient installés, au ier siècle de notre ère, sur le cours inférieur de l’Elbe. On peut les suivre grâce à la toponymie : Bardengau (Langobardengau), « région des Lombards » où se trouvait Bardenvic (Bardovik), poste de commerce sur l’Elbe inférieure, à partir duquel ils entraient en relation avec les Slaves aux viiie et ixe siècles.

87A partir du ive siècle, ils font mouvement vers le sud par le chapelet de clairières et de terres de loess qui longent l’Elbe et l’Oder, sorte de rocade au long du monde slave encore enfermé dans les régions très boisées et marécageuses de la Vistule, du Pripet et du haut Dniepr. A la fin du ve siècle et au début du vie siècle, ils se trouvent dans la région de la Morava. Par la porte de Moravie, entre le Massif bohémien et la chaîne des Carpates, passage souvent emprunté depuis l’époque préhistorique, ils débouchent dans un autre monde. C’est un moment capital de leur histoire : aux forêts-clairières succèdent les plaines découvertes, prolongement des steppes eurasiatiques, route des invasions d’Orient, par où arrivèrent en Europe centrale Huns, Avars, puis Hongrois. Ainsi la direction germanique nord-sud rencontre la direction asiatique est-ouest ; les nouveaux venus, sortis de leurs forêts natives, doivent s’adapter à une nature, à un genre de vie, à un genre de combat nouveaux : la Puszta danubienne, qu’ils découvrent, continue le domaine du cheval commencé en Asie centrale.

88Les Lombards connaissent donc la même aventure que les Goths arrivant en Russie du Sud. En 505, ils sont installés entre Danube et haute Tisza, et se répandent très vite, le pays étant désert, sur la rive gauche du Danube, jusqu’aux confins bavarois. Lorsqu’en 540, leur roi Ardouin obtient de Justinien la concession de la Pannonie, c’est la simple reconnaissance du fait accompli. Fédérés, ils sont requis en 552 par Narsès pour vaincre en Italie les dernières résistances du roi goth Totila.

89Vers l’est, de la Tisza à la Transylvanie, leurs voisins sont les Gépides, mélange de Germains et de peuples divers qui ont fait mouvement dans les steppes. Ils entrent en conflit avec eux. Dans la steppe, il ne peut y avoir qu’un seul dominateur : c’est la soumission, la confédération ou la destruction. En 567, contre les Gépides, ils font appel aux Avars, apparentés aux Mongols, qui, depuis 560, ont construit une vaste domination, des régions de la Volga aux bouches du Danube.

90Les vestiges archéologiques constituent ici un vaste matériel, mis en œuvre par les historiens soviétiques et polonais, mais les sources narratives sont rares. Pas de textes écrits sur les Slaves avant leur débouché vers le sud-est, sur le cours inférieur du Danube, au début du vie siècle, moment où les sources grecques byzantines les signalent ; rien non plus avant leur poussée vers l’ouest, au cours du ve siècle, moment où ils occupent jusqu’à l’Elbe la place laissée vacante par les Germains, et où les chroniques occidentales commencent à en parler.

91Ils apparaissent pour la première fois officiellement sur le cours inférieur du Danube en 517, franchissent le fleuve, dévastent la Macédoine, la Thessalie et l’Épire. C’est la première ébauche de leur expansion vers le sud-est balkanique, où ils font, sous Justinien, des incursions répétées, vers Salonique, sous les murailles de Constantinople et jusqu’à la frontière de l’Italie. Leur base est alors l’actuelle Valachie. Derrière ce front slave, il y a toute une épaisseur slave, les Antes, dans la région qui va du Dniestr au Dniepr.

92L’arrivée des Avars au milieu du vie siècle interféra avec cette poussée vers le sud-est, comme avec le mouvement des Germains vers le sud. Vers 560, les Avars, dominateurs du monde des steppes de la Caspienne au Danube, englobèrent dans les mailles lâches de leur empire nomade toute la bordure sud-est du monde slave, comme le feront plus tard les Hazars.

  • 45 Tu-que est le mot dont les sources chinoises désignent les Türküt.

93Leur invasion a son origine dans les transformations survenues dans le monde nomade des steppes de l’Asie centrale. Au milieu du vie siècle, se construit de la Chine à l’Iran un empire turc, fait d’une importance capitale, car c’est la première ébauche d’une grande domination reliant entre eux les vieux centres civilisés de l’Extrême-Orient et ceux de l’est de la Méditerranée. Cette entreprise au demeurant n’est pas encore mûre ; elle sera reprise et accomplie par l’Islam, qui unifiera l’ancien monde. Cet empire turc est formé de deux confédérations, celle des Tu-que (T’ou-kiue) orientaux et celle des Tuque occidentaux45, et repose qur les ruines des dominations mongoles, et turco-mongoles des Ruan-ruan (Jouan-Jouan), à l’est, et des Hepthtalites, à l’ouest. Les débris des Ruan-ruan (Mongols) et des Hephtalites (Turco-Mongols), en fuite vers l’Ouest, sont ce que les Grecs appellent Abaroi et les Latins Avari. Ces Avars empruntent la route classique par la porte ouralo-caspienne et les steppes de la Russie du Sud jusqu’au Danube. Leur domination s’établit sur les descendants des hordes d’Attila, les Huns Koutrigour et les Huns Outourgour, campés entre Don et Dniestr. Ces Huns proto-Turcs sont incorporés dans les bandes des nouveaux dominateurs, constituant avec eux un complexe turco-mongol, qu’on trouve dans toutes les grandes confédérations de la steppe. Les auteurs byzantins, et surtout Théophylacte Simocatta (viie siècle), nous les dépeignent sous l’aspect des anciens Huns, mais ajoutent qu’ils portent deux tresses dans le dos ce qui est peut-être un signe de leur origine mongole.

94Cavaliers montés sur de petits chevaux, ils utilisent le sabre et l’étrier, qu’ils ont peut-être introduits en Europe centrale ; ils connaissent sans doute le collier d’attelage, et forment leurs chariots en cercle (le ring avar). Ils apportent les techniques du cheval, l’élevage et le dressage, la selle et le trait, les techniques de l’armement et du combat à cheval : sabre, arc « turquois », escadrons mobiles, dont les Huns ont donné la première démonstration, les Avars la deuxième, et dont la troisième aboutira à l’incorporation des Hongrois au cœur même de l’Europe.

95Ils apportent aussi les techniques des métaux, qu’il s’agisse d’armement, de harnachement, de bijoux, de mobilier en métal précieux ; le chef avar, le Qagan, déploie un grand faste : trône d’or, vaisselle d’or dont l’origine est à chercher dans les mines de l’Altaï. A l’époque musulmane, les esclaves turcs resteront renommés en tant que forgerons et armuriers. Enfin, ils enrichissent les techniques du cuir et des textiles : artisanat du feutre (laine foulée), point noué, et par un tannage particulier, cuir souple, qui deviendra le « cuir de Russie ». A la fois inventeurs et transporteurs, ils ont transmis l’art du cheval, du chariot, de la tente, mais aussi des emprunts faits aux vieilles civilisations sédentaires de l’Extrême et Moyen-Orient (Chine, Inde, Iran).

96En 560, la domination avare s’étend jusqu’aux bouches du Danube ; ils soumettent, écrasent ou font refluer vers le nord les tribus slaves sorties de leurs forêts, dans le moyen Dniepr, sur le Dniestr et en Valachie. Un raid en 562 jusqu’en Thuringe se termine par leur défaite devant le roi d’Austrasie, Sigebert Ier. En 568, le qaġan Bayan occupe la Pannonie abandonnée par les Lombards qui émigrent vers l’Italie ; en 570, c’est un nouveau raid contre les Francs à partir du moyen Danube ; en 610, attaque de l’Italie lombarde : le Frioul est saccagé ; en 626, l’assaut avar contre l’Empire byzantin, concerté avec les sāssānides, n’échoue que de justesse devant Constantinople.

97A la mort de Bayan, en 630, le grand Empire avar éclate : de nouveaux venus les remplacent, les Slaves, qui s’infiltrent vers la Save, les Bulgares et les Hazars. Les Avars subsistent dans la grande plaine hongroise du Danube aux Carpates, jusqu’aux campagnes menées par Charlemagne et son fils Pépin, qui se terminent en 796 par la prise du ring avar et du riche butin accumulé depuis le début de leur marche en avant.

98Peut-être d’origine turque (Huns Koutrigour ?), ils avaient formé une puissante domination, dans le deuxième quart du viie siècle, au sud des territoires parcourus par les Avars, entre le Kuban et la mer d’Azov. Dans le troisième quart du viie siècle, arrivent, par la porte ouralo-caspienne, les Hazars, rameau des Turcs occidentaux, qui installent peu à peu leur domination sur toutes les plaines de la Russie du Sud, de la Caspienne à la mer Noire. Ils imposent leur hégémonie aux Bulgares, dont les tribus se scindent.

99Les unes restent sur place comme sujets des Hazars, puis émigrent vers le nord, au confluent de la Volga et de la Kama, où se constitue la Grande Bulgarie, autour de Bulġar (région où s’élèvera par la suite Kazan) ; leurs descendants sont les actuels Tchouvaches. L’autre fraction du peuple bulgare fait mouvement vers le bas Danube, profitant de l’affaiblissement des Avars, franchit le fleuve en 679, et se fixe dans l’ancienne Mésie, entre le Danube et le mont Balkan, formant une autre Bulgarie, l’actuelle. Ils se mêlent aux Slaves, qui ne cessent d’arriver du Nord. Les Bulgares, nomades cavaliers des steppes, se fondent avec les Slaves, ramasseurs, pêcheurs, chasseurs, agriculteurs temporaires des forêts, combattant à pied. Les Slavo-Bulgares, dont la langue est slave, mais l’organisation turque, avec à leur tête un qaġan, constituent pour Byzance un danger permanent et terrible. La politique de Byzance consiste à s’entendre avec les dominations nomades successives de la steppe pontique et danubienne (Hazars, Pétchenègues, Avars et Hongrois), pour prendre à revers les Bulgares.

100L’Empire byzantin est ainsi ouvert sur le monde mouvant des steppes : par là, lui arrivent les techniques équestres, guerrières, industrielles (métaux, textiles), tandis qu’en sens inverse, le centre byzantin rayonne sur les barbaries. Échanges analogues à ceux qui existaient entre les vieux centres civilisés de l’Orient et de l’Extrême-Orient et les nomades des steppes d’Asie centrale.

b) Le relais lombard

101Au printemps de 568 les Lombards, abandonnant les pays danubiens aux Avars, pénétraient en Italie du Nord par la voie classique des invasions : le passage entre Alpes orientales et plateau d’Istrie jusqu’au Frioul. C’était, non pas un simple raid de guerriers, mais le mouvement d’un peuple entier, hommes, femmes, enfants. Ils amenaient avec eux les débris des Gépides incorporés après leur défaite, et 20 000 Saxons, qui avaient émigré avec les Lombards depuis l’Elbe, tout en conservant leur originalité ethnique, ou plutôt nouvellement arrivés par les voies sans cesse suivies à travers l’Allemagne moyenne au début du vie siècle.

  • 46 De les ‘υπασπιστής, « gardes porteurs de bouclier », nom donné à la garde du palais byzantin.(...)

102La conquête de l’Italie du Nord s’opéra sans difficultés. Milan avait été rasée lors des luttes récentes entre Goths et Byzantins. La seule résistance vint de Ticinum, ville fermée par une forte muraille, non loin du confluent du Tessin avec le Pô : cette ville allait devenir la capitale du royaume lombard, « le Palais », Hypaspia46, qui donna Papia, et fut Pavie. En 572, toute la plaine du Pô et la Toscane devinrent la Longobardia où la royauté fut très discutée et disputée, et où le pouvoir réel appartint à une trentaine de ducs. De là, les Lombards poussèrent vers le centre de l’Italie (duché de Spolète) et le sud (duché de Bénévent), Ils firent aussi au delà des Alpes des raids sans idée d’implantation, auxquels répondirent des contre-razzias franques. A partir de 584, la royauté lombarde fut restaurée dans les centres de Pavie (Papia), Monza (Modicia), Testona (près de Turin, Augusta Taurinorum), également en Italie centrale autour de Spolète, comme l’attestent les nécropoles de Bolsena, Chiusi, Nocera-Umbra, Giulia Nova, Castel Trosino... La domination byzantine, ou plutôt les pouvoirs locaux se rattachant à Byzance, se maintinrent sur les côtes de l’Italie : à Venise(Rivum altum fut un heu de refuge après la destruction d’Aquilée) et à Ravenne, siège de l’exarquat jusqu’en 751 ; dans les Pouilles et en Calabre ; à Naples et en Campanie ; à Rome et dans la Campagne romaine ; à Gênes et sur la Riviera jusqu’en 640. L’Italie lombarde fut l’Italie intérieure.

103Les nouveaux venus furent isolés de la population italienne par leur sauvagerie, leur religion, leur genre de vie. Sauvagerie, car à la différence des Goths du Sud, les moins barbares des Germains, les Lombards n’étaient sortis que depuis une soixantaine d’années des forêts hercyniennes et avaient débouché dans une région quasi déserte : ils étaient restés sans véritable contact avec des peuples civilisés jusqu’à leur arrivée en Italie. Leur religion était soit le paganisme, soit l’arianisme pour une moitié d’entre eux ; c’est seulement à la fin du viie siècle, qu’ils furent convertis au christianisme romain, tant ils inspiraient de terreur et d’aversion aux populations et au clergé romain.

104Leur genre de vie était demeuré guerrier, comme le montrent les nécropoles lombardes où ont été retrouvés des armes, des pièces de harnachement de cheval, des ornements métalliques représentant des chevaux stylisés. Les fouilles de Nocera Umbra (1898) ont fait apparaître dans toutes les sépultures d’hommes une épée, l’épée longue des invasions germaniques, dont le nom a été emprunté au germanique lombard par l’italien : brando, à rapprocher du vieux français brand, d’où vient « brandir » ; souvent aussi le coutelas à un seul tranchant, lescramasax, et la lance à pointe en feuille de saule. « Lombard » viendrait delangbard, signifiant « longue lance ». Même les femmes et les jeunes filles avaient à côté d’elles dans leur tombe une épée courte, et les jeunes garçons, un arc et des flèches.

  • 47 Théodelinde, femme d’Agilulf, était bavaroise et chrétienne.

105La population, guerrière, était groupée en colonies militaires au sein du pays conquis, en petits clans ou fara, mot que l’on retrouve dans la toponymie de l’Italie du Nord, par exemple, Fara, dans le Montferrat, près d’Alexandrie. Les Lombards eurent des contacts culturels en Italie même avec les Goths, premiers grands transporteurs de techniques du métal et du répertoire décoratif des steppes orientales vers l’Occident ; les objets spécifiquement lombards retrouvés dans les nécropoles italiennes permettent de conclure à un recul par rapport à la richesse et à la qualité artistique des tombes gothiques. Ils eurent d’autre part des contacts avec le domaine byzantin sur les côtes et, hors d’Italie, avec la Dalmatie, où l’on a retrouvé un casque lombard, ainsi qu’avec la Bavière par les passes des Alpes orientales47 ; enfin, par les cols des Alpes occidentales avec le domaine franc, d’où devait venir la ruine de la domination lombarde.

14. Les dominations byzantine et lombarde en Italie vers 600 et les lieux de trouvailles archéologiques

14. Les dominations byzantine et lombarde en Italie vers 600 et les lieux de trouvailles archéologiques

 

106L’Italie du Nord fut un point de convergence des routes ; on y arrivait du fond de l’Adriatique, de l’Italie péninsulaire, des cols alpins, du golfe de Gênes. Pavie, centre du réseau routier, fut la capitale du royaume d’Italie jusqu’au xie siècle et jusqu’à l’essor de Milan. Aux viiie et ixe siècles, elle joua un grand rôle économique, grâce aux relations établies entre Venise et les marchands d’outremonts, surtout anglo-saxons, qui se rencontraient à ses deux foires annuelles. Elle fut le point de contact entre commerce méditerranéen et commerce du nord-ouest de l’Europe. Dès l’époque lombarde ces traits caractéristiques se dessinent.

 

  • 48 Voir croquis n° 14 : Les dominations byzantine et lombarde en Italie vers 600.

107Les principaux lieux de trouvailles48 sont dans la vallée du Pô : Pavie la capitale ; Monza, dont le trésor relève d’un art élaboré et princier ; Testona, près de Turin, au confluent du Pô et de la Doire Ripaire ; en Italie centrale, au nord de Spolète, sur l’axe de la via Flaminia, la nécropole de Nocera Umbra ; et au sud d’Ancône, sur la côte adriatique : Giulia Nova ; à l’ouest de Spolète, sur la via Cassia : Bolsena, Chiusi et Lucques ; à l’est de Spolète, sur la via Salaria, route de Rome vers la côte adriatique : la très riche nécropole lombarde de Castel Trosino (prov. d’Ascoli ).

  • 49 Voir planche 10 duCatalogue de l’exposition des trésors d’art du Moyen Age en Italie (Petit Palais (...)

108Partout, dans ces tombes, une grande abondance d’armes ; et d’abord des épées, dont la lame est en « faux Damas » : fils de métal de dureté différente, tressés, forgés, recuits, reforgés, ce qui donne un aspect vermiculé. La poignée porte un anneau de suspension au baudrier ; son décor est chargé et parfois superbe. Le fourreau est orné de plaques de cloisonné, en or et grenats. Les ornements en or ajourés et ciselés du fourreau de l’épée courte de Castel Trosino49 rappellent un décor hun ou avar : les Lombards ont été en rapport avec les peuples de la steppe pendant leur séjour dans les plaines danubiennes. A signaler également les lances dont le fer, de grandes dimensions, a la forme d’une feuille de saule, les coutelas (comparables aux scramasax francs et saxons), les casques, les boucliers, avec umbo hémisphérique ou conique, avec ou sans bouton.

  • 50 Au musée du Bargello, à Florence.
  • 51 P. Toesca, « Suppellectile barbarica nel museo di Lucca », Ausonia,1906, pp. 60 et suiv. Les parag (...)

109Une plaque de cuivre dorée, repoussée et ciselée, dite « Apothéose d’Agilulf » (591-615)50 partie frontale d’un casque, représente, de façon assez grossière, deux guerriers lombards debout de chaque côté du roi qui, barbu, assis sur son trône, l’épée sur les genoux, fait un geste de bénédiction. Ces guerriers portent-ils une cuirasse à écailles ou une cotte de mailles ? Le dessin ne permet pas de trancher. Le casque, conique, est riveté, et porte paragnathides et cimier ; la lance est à large fer, et le boucher, rond. On a des représentations analogues sur de petites plaques de bronze trouvées à Lucques51. Un bel exemple de casque conique lombard, trouvé à Giulia Nova, près d’Ancône, est conservé au musée de Berlin.

  • 52 Voir le Catalogue de l’exposition des trésors d’art du Moyen Age en Italie.

110On a retrouvé également des pièces de harnachement, des mors, des gourmettes, des plaques de tête, des ornements pendant sous le cou du cheval, des plaques métalliques ornant la selle, en or repoussé, dont la découpe générale rappelle l’art avar. De superbes exemples venant de Nocera Umbra et de Castel Trosino ont été exposés à Paris en 195252. A mentionner aussi les bijoux et objets de parure : fibules, boucles d’oreilles, bracelets, plaques de ceinturons...

111La technique a été étudiée plus haut : incrustations, filigrane, cloisonné, rehauts de grenats, perles, nacre, émail, sans oublier les grains d’ambre jaune de la Baltique, arrivant en Italie du Nord par l’Allemagne. Le répertoire décoratif (oiseaux à bec crochu, fibules anthropomorphes, griffons) d’origine asiatique, est passé en Italie par l’intermédiaire des Goths et des Lombards. Les petites croix faites d’une mince lamelle d’or, sont une production typiquement lombarde ; on les a trouvées dans de nombreuses tombes, en particulier à Chiusi, sur la poitrine des morts, souvent percées pour être cousues sur les vêtements.

112Pour étudier de plus près l’industrie et l’art lombards, il faut non seulement s’attacher aux objets livrés par les fouilles des nécropoles, mais aussi considérer les objets de grand luxe, conservés dans les trésors d’église, plus particulièrement dans le trésor de Monza (au nord-est de Milan). Ce fut la reine Théodelinde, princesse bavaroise, épouse d’Antharis (584-590), puis de son successeur, le duc de Turin Agilulf (590-616), qui fit construire l’église Saint-Jean Baptiste de Monza et la dota richement. Le pape Grégoire le Grand, en 603, lui envoya un évangéliaire enfermé dans une techa persica, « couverture perse », avec une petite croix d’or enfermant un morceau de bois de la Croix, destinée à son fils Adaloald (616-626), et trois anneaux, deux ornés de grenats, et l’un, d’une perle, pour sa fille, Grundeberge.

  • 53 Die Metallkunst des landnehmenden Ungarns,Budapest, 1937, pp. 282 et suiv.

113Le trésor de Monza, mentionné dans l’inventaire de la cathédrale en 1275, renfermait quatre couronnes votives comme celles de Guarrazar : la couronne d’Agilulf, portant l’inscription Rex totius Italiae, une couronne offerte par Agilulf à Saint-Jean-Baptiste, la couronne de Théodelinde et la « couronne de Fer ». Ces couronnes votives sont plutôt des ornements de bras, étant donné leurs dimensions ; elles étaient suspendues dans l’église et chargées de pendeloques. La couronne de Fer est montée sur une pièce de fer intérieure, qui joint les plaques de cloisonné et que la tradition disait forgée avec un clou de la Passion. Toutes ces couronnes sont ornées de cristaux de roche, de pierres précieuses, de grenats, de disques de nacre, de fils de perles, de fils d’or granulé, et d’émaux dans les alvéoles de cloisonné. Technique et formes décoratives sont directement inspirées de l’art des steppes. Comme le remarque Nandor Fettich53, l’art de l’Italie lombarde subit l’influence de la culture de Martinovka (près de Kiev), qui s’est exercée sur la plaine du Pô, mais aussi en Crimée, au nord du Caucase ainsi qu’à Bulġar : les couronnes ẖazares trouvées aux environs de Kazan sont l’exacte réplique des couronnes de Monza.

114L’évangéliaire de Théodelinde a une rehure d’or cloisonné emprisonnant des gemmes et des camées. Il porte l’inscription : de donis Dei offerit Theodolinda regina gloriosissima Sancto Johanni Baptiste in baselica quam ipsa fundavit in Modicia prope palatium suum. Cette couverture est-elle, comme le voulait Molinier, la techa persica envoyée en 603 par Grégoire le Grand ? Par persica on peut entendre « orientale », en l’occurrence un travail byzantin. Le « reliquaire de la Dent de saint Jean Baptiste » est entièrement tapissé de joyaux, dans l’espace du ruban d’or qui forme l’alvéole. Son décor offre un rapport très net avec le dessin rayonnant de certaines fibules de Castel Trosino.

  • 54 Bibliographie et état des questions concernant la poule de Monza, dans G.Rosa, « La sculptura deco(...)
  • 55 « La poule aux poussins d’or du trésor de Monza »,in : Humanisme actif, 8,Mélanges Julien Cain, P (...)

115Une œuvre splendide et énigmatique, en argent doré, la « poule et ses sept poussins »54 picorant sur un disque, figure dans la représentation, datant du début du xiiie siècle, des dons de la reine Théodelinde sur les bas-reliefs de la porte de l’église de Monza ; elle est également décrite dans l’inventaire de 1275. Le groupe de la poule et de ses poussins est un symbole d’abondance chez les peuples antiques (cf. le thème de la poule aux œufs d’or). Un fragment de plat gallo-romain du musée d’Orange représente une poule et trois poussins avec l’inscription : mihi et meis feliciter. La perfection de l’œuvre conservée à Monza est étonnante, si elle est vraiment lombarde et date du viie siècle, par son naturel, sa technique, le traitement des plumes et des détails ; ainsi, les yeux de la poule sont des grenats sertis dans l’or. Est-ce une réplique tardive (xie-xiie siècles) de l’œuvre primitive disparue ? ou un travail musulman des environs de l’an 1000, étant donné la diffusion dans le monde chrétien des animaux en bronze de l’époque fatimide ? Pour Jean Hubert, ce serait un objet de la fin du ive siècle ou environ, représentant l’Église mère protégeant les fidèles55. Cette œuvre était, en tout cas, traditionnellement répertoriée parmi les objets donnés à Monza par Théodelinde.

116Citons aussi la croix dite « de Gisulf », conservée au musée de Cividale (Frioul). Elle est ornée de quatre cabochons carrés aux extrémités et d’un rond au centre, et décorée de huit têtes séparées par des écus ; elle aurait appartenu à Gisulf, duc de Frioul, tué en 610, lors de l’incursion des Avars en Italie du Nord.

117A la fin de l’Empire romain, la plupart des techniques des métaux précieux étaient certes déjà connues en Italie : fonte, moulage, soudure, alliage, teinture de l’or par adjonction d’acides (or rouge, vert, blanc). Les techniques de l’incrustation et du cloisonné, venues d’Orient à travers tout le monde barbare commençaient aussi à y être pratiquées. L’arrivée et l’installation des envahisseurs lombards provoquèrent dans ce domaine technique et artistique une intensification considérable des influences orientales.

  • 56 C. Diehl, Manuel d’art byzantin, I, pp. 311-312.

118A côté des objets fabriqués sur place, on a trouvé dans les nécropoles lombardes des objets de provenance variée, qui attestent l’étendue des relations commerciales : des verres, des pyxides d’ivoire, importés de l’Orient byzantin ; de l’argenterie et de l’orfèvrerie d’origine syrienne, comme les « ampoules de Monza », petits flacons ronds ou plats en argent qui contenaient de l’huile ou de la terre des lieux saints56 ; des bijoux d’industrie gothique, provenant du butin fait par les Lombards sur les Goths, lors de leur entrée en Italie.

  • 57 M. G. H., Epistolae Merowingici et Karolini aevi, I, p. 77.
  • 58 Hist. Franc., viii, 15, loc. cit., p. 380.

119D’autre part, des objets typiquement lombards ont été retrouvés hors du domaine lombard, ainsi de minces petites croix d’or au Tyrol, en Bavière, près de Schaffhouse, près de Strasbourg, sur la Marne, et un casque en Dalmatie. Cette diffusion correspond aux routes de commerce qui traversent les Alpes du nord, à l’est et à l’ouest. Les témoignages affluent sur le rôle de la Lombardie et plus spécialement de Pavie comme centre du réseau routier qui mène aux passes des Alpes (clusas). On rencontre d’abord un marchand italien à Arles en 557, d’après une lettre du pape Pélage57 ; puis ce sont les Lombards à la foire de Saint-Denis ; le stylite Walfroy, qui se fixa près de Carignan (Yvois), dans les Ardennes, était d’origine lombarde, d’après Grégoire de Tours58 ; ce sont aussi les innombrables incursions lombardes en Gaule, dans les pays burgondes, dans les hautes Alpes, la vallée de l’Isère et celle du Rhône. En 570, les Lombards sont arrêtés par le patrice Mummolus et les captifs envoyés au roi Gontran sont dispersés en différents lieux.

  • 59 Ed. Solmi,« L’amministrazione finanziaria nel regno italico nell’alto medio evo »,Bollettino dell (...)
  • 60 Migne, Patr. lat., t. 77, col. 970-971.

120En sens inverse, on peut noter les séjours de moines irlandais en Italie du Nord : ainsi, saint Colomban qui vient en 612 de Luxeuil à Bobbio, près de Plaisance ; les possessions des abbayes septentrionales au sud des Alpes : de Reichenau, sur le lac de Côme, de Saint-Denis, en Valteline, de Saint-Marc de Tours, sur le lac de Garde, dans le val Camonica et à Pavie ; le flux des pèlerins frisons et anglo-saxons, allant à Rome par la via francigena ; enfin les voyages des marchands, plus nombreux encore à l’époque carolingienne : les Honorantiae Civitatis Papiae59 donnent des renseignements précieux sur les lieux de douane, les marchandises transportées, les foires de Pavie, où les hommes du nord rencontrent les marchands de Venise, d’Amalfi, de Salerne, de Gaète et de Naples. Pour la fin du vie siècle, une lettre de Grégoire le Grand parle d’un marchand juif retournant de Gaule à Rome60.

c) Le relais avar

121La domination avare s’installe en 567, avec la destruction des Gépides, et dure jusqu’en 796, jusqu’à la destruction du ring par les Carolingiens. Elle s’installe dans le bassin du moyen Danube et s’étend de la Volga au Danube ; le centre de ce grand empire se situe comme celui de la domination des Huns, qu’il renouvelle, dans les plaines encore mal drainées, restes d’une mer intérieure entre Danube, Tisza, Maros, Drave et Save. C’est la terminaison des steppes eurasiatiques, un pays de prairies, parfois couvert de plaques de loess susceptibles d’être travaillées facilement, offrant donc des possibilités de fixation, d’enracinement pour les nomades ; ce sera le fait des Hongrois au xie siècle.

  • 61 Gesta Karoli, 11, M. G. H., Scr., II, p. 748.

122Les Avars n’ont pas encore atteint ce stade ; ils sont plus proches des Huns mobiles que des Hongrois sédentarisés. Le ring du qaġan avar est installé dans la région où Attila avait dressé son camp principal, c’est-à-dire entre Danube et Tisza. Le Moine de Saint-Gall61 a décrit ce ring, composé de sept enceintes circulaires, de pierre et de bois entourant des maisons et des jardins : description en partie fantaisiste, mais contenant quelque chose de vrai. Pour les chroniqueurs francs, les Avars sont toujours desHunni ; les Byzantins les appellent Ouarkharites et nous avons vu que les restes des tribus d’Attila, campées entre Don et Dniestr, ont été incorporés aux bandes avares. L’encadrement du pays est forestier, et c’est dans ces limites naturelles que s’est étendue la domination avare proprement dite ; au delà, ce ne sont que raids, incursions temporaires ; au nord et à l’ouest, ce sont les forêts des Carpates, des Tatras, de Bohême, puis l’arc boisé des Alpes ; au sud et à l’est, ce sont les forêts des Alpes dinariques, des Balkans, de Transylvanie et du Bihor.

123Les Slaves sont alors en mouvement vers le sud, suivant deux axes : le premier, nous l’avons vu, est l’axe bas Danube-Balkans ; le second est l’axe Bohême-Moravie-Pannonie, vers la Drave et la Save. L’extension de la domination avare vers l’ouest du bassin danubien coupe ces deux axes slaves ; de l’autre côté, c’est la poussée germanique, de la Bavière vers le Marshfeld. La couverture slave a été déchirée par l’installation des Avars dans les plaines du moyen Danube, bien avant les invasions hongroises qui n’ont fait que la rendre définitive. La domination des cavaliers asiatiques entre comme un coin, dans la zone d’expansion slave et la coupe en deux. Les Slaves sont donc rejetés vers les montagnes (Alpes dinariques et orientales) et conservent leur mode de vie forestière et leur habitude du combat à pied ; lorsque l’armée bulgare attaque Constantinople, elle se compose de Bulgares, cavaliers des steppes, et de Slaves, piétons des clairières.

  • 62 « [Hunorum] principe fugato et ipsius exercitu superato vel perempto, sublatis inde 15 plaustris au(...)

124Les Avars possédaient une grande abondance d’or et d’objets en métal précieux. La description de la tente d’Attila est valable pour la tente du qaġan des Avars et des autres chefs. Les trésors entassés dans le ringfurent en partie enlevés par Eric, duc de Frioul, en 795, et le reste, par Pépin, fils de Charlemagne, en 796. D’après des sources anglo-saxonnes, le butin fut considérable : il n’avait pas fallu moins de quinze chars, traînés chacun par quatre bœufs, pour transporter les objets d’or et d’argent et les étoffes précieuses62.

  • 63 L. Hauptmann, « Les rapports des Byzantins avec les Slaves et les Avars pendant la seconde moitié d(...)
  • 64 « [Abari]... inimici aecclesiarum, persecutores christianorum semper fuerunt », M. G. H., Scr. rer.(...)

125Quelles étaient les sources de ce métal ? En premier lieu, l’or de l’Altaï et de l’Oural qui arrivait par les voies de commerce ouvertes à travers les steppes. Ensuite, le tribut de nomismata payé par les basileis pour obtenir la retraite des Avars et les détourner vers l’Occident, une des constantes de la politique byzantine de la fin du vie et du viie siècle63. Ce sont, enfin, les pillages, les raids sur les trésors des églises et des abbayes : vases d’or et d’argent, riches costumes et ornements des autels : les Avars sont les « ennemis des églises et les persécuteurs des chrétiens »64. L’or avar était neuf, monnayé, ou transformé en objets précieux, retravaillé par des orfèvres barbares dans le style animalier et géométrique caractéristique de l’art des steppes.

126Les trouvailles ont été nombreuses dans la plaine hongroise, surtout dans sa partie centrale, où se trouvait le ring : à Czongrad, Szentes, Nagy-Szent-Miklós, Kisköröš, üllo, Dunapentele ; mais également vers l’ouest : à Keszthély (lac Balaton), Sopron (lac Fertö), Ala Nova (près de Vienne) qui fut un établissement romain, lombard puis avar ; vers le nord, en Moravie, et le nord-est : Szilágy-Somlyô, sur un affluent de la Tisza. Elles consistent en objets avars et en objets byzantins importés. On a trouvé des fibules, en moins grand nombre toutefois que dans les tombes germaniques ; surtout, des agrafes de ceinturons, des plaques et bouts de courroie (baudriers, harnachements), des plaques de selles, des ornements de tête pour cheval, des plaques en cuivre de sabretache (Säbeltasche), des bouterolles (pointe terminale de fourreau), enfin, des sabres.

  • 65 Voir supra, p. 70 et n. 3.
  • 66 A. Mazaheri, « Le Sabre contre l’Épée ou l’origine chinoise de l’acier au creuset », Annales ESC, X(...)

127L’étymologie fait venir « sabre » du germanique Säbel, et par delà, du turcsebol (vieux français : sable). C’est une arme à la lourde lame incurvée, dont on a retrouvé de beaux exemplaires de l’époque magyare (xe siècle), notamment le splendide sabre dit de « Charlemagne »65. Le sabre a une double courbure : celle de la poignée et celle de la lame ; c’est l’arme par excellence de la cavalerie ; le progrès est sensible par rapport à la grande épée droite des invasions germaniques, en ce sens que le poids et le centre de gravité de l’arme sont mieux répartis et permettent l’attaque de biais66. Pour résumer les avantages du sabre, on peut utiliser la comparaison de la guillotine, dont le couperet était à l’origine horizontal et qui, selon la légende, aurait été modifié par Louis XVI, à qui les plans du docteur Guillotin avaient été présentés : le tranchant oblique donnait une force de pénétration beaucoup plus grande.

128Un bel exemple de sabre est celui de Szilágy-Somlyô, avec son fourreau. La lame est malheureusement oxydée et n’a pas été étudiée au microscope : les travaux de Salin se sont cantonnés dans le domaine mérovingien. On voit aussi par le sabre du musée de Brno (fouilles de Moravie) combien l’adoption du sabre courbe favorise le parti pris dissymétrique dans la décoration.

129Les motifs décoratifs sur les objets de métal avars marquent toujours une étroite liaison avec les arts de la steppe. Le soi-disant « trésor d’Attila », 23 vases d’or repoussé et estampé, découvert en 1799 à Nagy-Szent-Miklós, au sud de la vallée du Marös, a été transporté au Kunsthistorisches Museum de Vienne par ordre de François Ier, empereur d’Autriche et roi de Hongrie. Les inscriptions sur le fond des vases sont en turc ancien et en grec et permettent de dater les objets de la fin du vie et du viie siècle, époque avare en Hongrie. Ces vases ont été cachés au ixe siècle, sans doute pour être soustraits aux Hongrois, nouveaux envahisseurs. La décoration est faite d’une série de grands cercles, reliés par de petits cercles, réseau décoratif qui a été utilisé pour les étoffes sāssānides. Dans les grands cercles sont des lions stylisés, des arbres de vie et des animaux affrontés, des oiseaux à tête humaine couronnée, motifs que nous avons déjà tous reconnus sur les objets appartenant à l’immense domaine des arts de la steppe, et que les orfèvres nomades ont eux-mêmes empruntés au plus antique Orient. De la même manière, les arts orientaux se continuent à travers la période sāssānide jusqu’à l’époque musulmane, aux vases et aux miniatures perses.

130Parmi les trouvailles, on remarque la fréquence des bouts de ceinturons, terminaisons en métal des courroies, généralement en bronze doré ou argenté, articulées à double charnière. L’exemple du musée de Brno est décoré d’un curieux double motif : une tête ailée (oiseau à tête humaine, comme sur les vases du trésor de Nagy-Szent-Miklós) et un animal allongé dessus. Parfois, ces bouts de ceinturons sont décorés de rinceaux et de palmettes découpées à jour. Ce travail rappelle les courroies de cuir découpées à jour et collées sur un cuir d’une autre couleur, travail du Maroc méridional encore de nos jours. Les ornements de chevaux ont exactement la même découpe que les ornements analogues trouvés dans les tombes lombardes ; ils se terminent en accolade, comme les plaques de sabretache et les bouts de courroies de l’art hunnique et de l’art hongrois.

15. Trouvailles archéologiques dans le domaine avar

15. Trouvailles archéologiques dans le domaine avar

 

  • 67 Mansi, Coll. concil., III, p. 617.
  • 68 « Vestrae quoque dilectioni unum balteum et unum gladium huniscum... »,Bibl. rerum germanicarum, é(...)

131Enfin, il est à remarquer que l’orfèvrerie cloisonnée, incrustée de perles de pâtes vitrifiées et de pierres précieuses, si elle n’est pas absente des tombes avares, est très rare, beaucoup plus rare que dans les tombes lombardes. Le point culminant de cette décoration colorée se place à l’époque gothique (couronnes wisigothiques de Guarrazar) et dans le domaine lombard (couronnes de Monza, « reliquaire de la Dent »), L’art avar, comme, avant lui, l’art des Huns, et, après lui, l’orfèvrerie hongroise, emploie de façon beaucoup plus généralisée la fonte en masse, le repoussé et la ciselure. De la même façon, le procédé d’incrustation de fils d’or ou d’argent sur bronze ou sur fer, très employé chez les Mérovingiens, est peu employé chez les Huns, les Avars, et les Hongrois. Ainsi, s’établissent des provinces dans l’art des steppes, mais entre elles, les liens sont constants : la route des steppes a toujours été largement parcourue d’est en ouest et d’ouest en est par des hordes de guerriers, mais aussi par des artisans, des orfèvres et des marchands. Dormons deux exemples : dans l’Italie lombarde, les armillae pannonicae ou avarenses avaient grande réputation : ainsi, l’évêque arien Valens fut accusé au concile d’Aquilée de porter des colliers et des bracelets avars67 ; un sabre et un baudrier avars figurent parmi les présents que Charlemagne offre à Offa de Mercie en 796.

132Mais si les routes sont largement ouvertes d’est en ouest, elles sont coupées dans la direction perpendiculaire, du nord au sud, de même que la continuité du peuplement slave est rompue en deux par le coin asiatique enfoncé en Europe centrale. Les vieilles routes nord-est vers la mer Noire, vers Byzance, vers l’Adriatique et l’ancienne grande place d’Aquilée sont interrompues par les peuples nomades en mouvement de l’est vers l’ouest. Les contours et la consistance des empires de la steppe sont instables. Dans ce sens on peut parler de nomades « coupeurs de route ». Mais il ne faut pas oublier leur autre rôle : celui de transporteurs de techniques et d’influences artistiques.

  • 69 Orient oder Rom. Beitrāge zur Geschichte der spätantiken und frühchristlichen Kunst,Leipzig, 1901  (...)

133Les techniques du métal que connaissait le Bas-Empire romain, où avaient déjà pénétré certaines pratiques artisanales et artistiques du monde barbare, se continuent à Constantinople, la Nouvelle Rome, où ont été transférés les ateliers romains, et dans les villes de Syrie, d’Égypte et d’Asie Mineure : Antioche, Alexandrie, Éphèse, où se perpétuent les traditions hellénistiques, gonflées d’apports orientaux, avec une force de production plus grande qu’en Occident. Le domaine byzantin est situé entre l’Orient sāssānide, l’Occident barbarisé et le monde des steppes ; à l’est : traditions orientales et hellénistiques et techniques développées ; au nord : art des nomades, véhicule d’influences techniques et artistiques empruntées aux vieux centres de l’Orient ; à l’ouest, enfin : arts du métal prolongeant l’art des steppes et propagés par les Goths et les Lombards chez les Burgondes et les Vandales, les Francs et les Anglo-Saxons. J. Strzygowski69 a dégagé les conséquences de cette position de Byzance pour l’histoire de l’art. Ses recherches sont valables aussi pour l’histoire économique et sociale. Byzance fut, dans tous les domaines, un carrefour entre l’Orient, Turan et les Barbares d’Occident.

134Tous les métiers des métaux sont représentés dans les grandes villes de l’Empire : bronziers, armuriers, travailleurs du plomb, chaudronniers, orfèvres et monnayeurs, auxquels il faut ajouter les émailleurs, les verriers et les mosaïstes, qui tous utilisent des oxydes métalliques pour la coloration des pâtes. De leur côté, les tisserands brochent les étoffes précieuses d’or et d’argent. Les ateliers palatins consomment de grosses quantités de métal fin pour satisfaire au luxe de la cour.

a) Restriction des ressources métalliques

135Les métaux utilisés proviennent des mines de l’Empire et des importations de l’extérieur.

  • 70 É. Reclus, Nouv. géogr. univ. La terre et les hommes,IX. L’Asie antérieure, p. 555.

136Le nord-ouest du plateau d’Anatolie, région qui fut occupée par les Chalybes, « travailleurs du fer », était dans l’Antiquité un des foyers les plus anciens, avec le Caucase, de la métallurgie. Il existait des mines dans la région d’Uniab, entre Trébizonde et Sinope, et dans les collines calcaires de l’intérieur où le fer était affiné dans des forges rustiques70. L’exportation du minerai d’Anatolie se faisait par Trapézonte, Cérasonte, Sidé, Amisos, Sinope, et par la mer Noire vers Constantinople.

137Le second centre d’extraction était le Liban, où les mines alimentaient les industries de Bosra, Damas, et Tyr : fabriques d’armes, où venaient s’approvisionner les Arabes du désert, et qui exportaient par Tyr.

138Plus lointain était le fer du Caucase, et le fer d’Occident : île d’Elbe, Norique, Gaule, surtout Espagne. Mais, sauf pendant la courte période de la reconquête de Justinien, ces dernières mines alimentaient l’industrie des Barbares.

139Les vieux centres producteurs de cuivre étaient l’Eubée, où les mines de Chalcis étaient à l’abandon, Chypre, les montagnes dominant la Cilicie (Taurus), le Liban, le Sinaï et la Haute-Égypte. Mais la plus forte production d’Orient était celle du Caucase et de la région de Mossoul (Arġana Ma’din) ; elle échappe au contrôle byzantin en raison de l’extension de la domination des sāssānides, et les intermédiaires perses font de gros profits sur des exportations limitées (douane de Circessium).

140Quant au plomb, une des sources principales est la Dalmatie, mais les remous de population dans les Balkans et les infiltrations slaves gênent l’approvisionnement byzantin.

141Pour ce qui est de l’étain, enfin, Byzance dépend, comme tout le monde méditerranéen, de deux sources : la Bretagne et l’Asie du Sud-Est.

142Les mines d’or des vieux centres de la vallée du Méandre, de Lydie (le Pactole), de Macédoine et de Thrace sont presque complètement épuisées. L’or de Dacie n’arrive plus, intercepté par les Barbares ; l’or de Haute-Égypte et de Nubie n’arrive que de façon spasmodique depuis le ive siècle, les Blemmyes s’étant installés en Haute-Égypte.

143L’or du Caucase a donc une grande importance pour les Byzantins, qui tentent de posséder le Lazique et les contrées voisines, Ibérie et pays des Abasges (l’ancienne Colchide ou pays de la « Toison d’or »). Ce furent des campagnes répétées, doublées d’un essai d’évangélisation du Caucase occidental. Justinien s’acharna pour disputer cette région aux sāssānides. Byzance s’efforça de rattacher à l’Empire la Persarménie et les populations du Caucase soumises à des dynasties vassales de Ctésiphon. Les basileis envoyèrent les ornements d’investiture (diadème, chlamyde blanche) aux princes caucasiens et arméniens. Mais, le triomphe de l’influence perse amena, en définitive, une restriction de l’arrivée d’or à Byzance aux vie et viiesiècles.

144Quant à l’or de l’océan Indien, son arrivée était liée aux relations commerciales d’Alexandrie. Ici aussi, la lutte s’engagea avec les sāssānides et se termina par le triomphe de leur influence à la fin du vie siècle : avec l’installation d’un vice-roi perse au Yémen, les routes maritimes de l’or est-africain se ferment au commerce alexandrin.

145Il faut enfin signaler une autre source d’or pour Byzance : l’or monnayé, drainé par le commerce des Syri en Occident barbare, source qui se tarit peu à peu. A la fin du vie siècle, après l’échec de la tentative de Justinien, l’Occident est fermé ou à peu près au commerce byzantin.

146Si, malgré l’arrêt des arrivées d’or neuf ou monnayé, et la thésaurisation, les ateliers d’orfèvrerie et de monnayage byzantins ont pu continuer à travailler l’or, à produire des chefs-d’œuvre et à frapper des nomismata, il faut qu’il y ait eu de gros stocks. Il faut tenir compte aussi d’un constant réemploi : les objets anciens qui avaient cessé de plaire étaient refondus et remis au goût du jour. La notion de mode est très importante pour l’histoire économique. L’art byzantin n’est pas figé : le style évolue avec l’introduction des modes étrangères, sāssānides ou barbares, dans le costume et le décor. Une politique ostentatoire pour éblouir sujets et ambassadeurs étrangers par la majesté impériale entraîne une consommation énorme de métaux précieux et un renouvellement constant de la décoration et du cadre de la cour. Le Grand Palais sacré et Sainte-Sophie donnaient l’impression d’un ruissellement d’or, tant était grande l’abondance des mosaïques à fond d’or, du mobilier en or ou en métal doré, de la vaisselle d’or, des parures et des étoffes brochées d’or que portaient l’Empereur, l’Impératrice et tous les hauts dignitaires.

  • 71 Voir supra, p. 26.

147En ce qui concerne l’argent, la demande est également importante. La production des anciens gisements de Grèce (Laurion, Siphnos, Égine) est épuisée71 ; les grands centres producteurs sont ceux d’Arménie, qui exportait l’argent, comme le fer, par les ports du Pont-Euxin oriental, et ceux du Taurus, au sud-ouest du plateau anatolien ; les mines voisines d’Héracleia Cybistra alimentaient les fabrications d’argenterie syrienne.

148Mentionnons enfin l’électrum. Le nom de ce métal lui vient de sa couleur, analogue à celle du succin ou ambre jaune, en grec êlektron. Le mot est pris dans nos sources sous trois acceptions. Il désigne l’alliage or-argent, naturel (métal anatolien) ou artificiel ; l’émail (pâte et oxyde métalliques), ou l’ambre jaune de la Baltique. La gabata hilictrinea dont parlent les textes est une lampe faite d’un alliage d’or et d’argent, ou décorée d’émail.

149Les ressources métalliques des ateliers byzantins se restreignent au fur et à mesure qu’on avance vers le viie siècle ; l’arrivée d’or neuf du nord-est et du sud devient aléatoire, en raison de l’instabilité des relations commerciales provoquée par les nomades et la concurrence sāssānide ; l’or monnayé en provenance de l’Occident barbare diminue avec l’épuisement des ressources ; l’or s’enfuit vers l’Orient perse et l’océan Indien en raison des importations constantes de matières premières des industries et du commerce de luxe ; enfin, la thésaurisation joue son rôle. L’existence de stocks et la refonte expliquent l’importance et la somptuosité du luxe métallique au vie siècle, sous Justinien, avant la grande crise de la fin du vieet du début du viie siècle, lorsque Héraclius devra emprunter aux trésors d’églises pour lutter contre les Perses.

 

b) Constantinople et sa consommation en métaux précieux

150La ville, créée par Constantin en 330, a connu un rapide essor ; la population s’accroît, les monuments se construisent, les industries s’implantent ; le centre moteur est le Grand Palais sacré.

  • 72 Code Justinien, xi, 8, 2 ; Code Théodosien,passim.
  • 73 Sozomène, Histoire ecclésiastique, viii, 4, éd.Migne, Patr. gr., t. 67, col. 1525.
  • 74 Théophanès,Chronographia, éd. de Boor, Leipzig, 1883-1885, t. I, pp. 283 et 352.

151Dès 333, un édit de Constantin organise des manufactures impériales dans la ville et réglemente les industries textiles ; ses successeurs légifèrent aussi en faveur des ateliers de Constantinople72. Dès le ive siècle, les boutiques d’orfèvrerie de Constantinople sont bien pourvues ; lorsque le chef goth Gaïnas tente un assaut contre la ville en 400, il manifeste l’intention de piller les boutiques des orfèvres ; aussitôt les marchands mettent leurs stocks à l’abri73. En 352, pendant la sédition Nika, le feu détruisit le Portique des Argentiers (ἀργνροπρατεĩα) qui se trouvait sur la Mésè, la rue centrale de Constantinople, entre le Forum de Constantin et la Chalcè (entrée du Palais). Cent ans plus tard, en 542, ces mêmes comptoirs sont pillés par les factions des Bleus et des Verts74. Près des thermes de Zeuxippe, à proximité de l’Hippodrome et de l’entrée du Palais, se trouvait la « Maison des lumières » (λαμπτήρωνοἷϰος), bazar où étaient exposés les objets de luxe : joaillerie, objets de métal. A côté, se trouvait le Zeuxippe, manufacture impériale des étoffes brochées d’or : un archonte du Zeuxippe apparaît dans une inscription sur l’étoffe aux Éléphants du musée d’Aix-la-Chapelle. A l’intérieur du Palais était le chrysoclabon (χρυϬόϰλαβον), bâtiment où les chrysoclabarioi fabriquaient les bandes tissées d’or (clavi aurei) pour les costumes d’apparat. De l’autre côté de Sainte-Sophie, dès l’époque de Constantin, existait un quartier, qui a donné son nom à l’église de la Chalcoprateia (χαλϰοπρατεĩα), où étaient réunis les marchands d’objets de bronze.

152Ainsi, les industries métalliques de luxe étaient concentrées dans le Grand Palais et dans ses environs immédiats. Ateliers d’État et ateliers privés recevaient leur impulsion de la demande du Palais. Une réglementation sévère était destinée à réserver à celui-ci les pièces les plus riches et les plus représentatives, les Kekalymena, produits dont la vente était prohibée. La division du travail était très poussée ; par exemple, dans le travail des métaux précieux, on distinguait : les ἀργυροπράται, ou orfèvres-marchands ; les Xρυσοστĩϰται, ou ciseleurs d’or ; les χρυσοϰλαβἀριοι, ou fabricants de bandes tissées d’or ; les χρυσοϰενητὀριοι, ou brodeurs d’or ; les ἀργυροϰεντη-τόριοι, ou brodeurs d’argent ; les ἀργυροϰόποι, ou batteurs d’argent.

153La demande de la cour, de la ville imitant la cour, des églises, était telle que non seulement artisans et artistes de la capitale étaient tenus en haleine, mais qu’en outre, le centre palatin devait faire appel à des importations des provinces et de l’Orient. De cette production considérable, il ne reste que peu de choses, parce que le métal précieux jouait le rôle d’une réserve ; la fonte permettait à la fois de se procurer la matière première pour les ateliers monétaires, et de mettre la joaillerie au goût du jour ; enfin, l’iconoclasme a fait disparaître quantité de trésors. A partir des descriptions et de quelques rares exemplaires qui nous sont parvenus, nous pouvons, dans l’ordre chronologique, suivre la courbe de la consommation somptuaire.

  • 75 «... totum vero solarium reticulatis quibusdam anaglyphis ex aere et auro fabrefactis erat circumda(...)
  • 76 Comme le drafš i Kavyandes souverains sāssānides.Cf. supra, p. 42 et n. 3.
  • 77 De perfecta caritate, 6, éd. Migne, Patr. gr., t. 56, col. 287.

154A l’époque de Constantin, Eusèbe nous décrit la grille circulaire en bronze et or ciselé du Sanctuaire des Saints Apôtres75. La première Sainte-Sophie, qui fut détruite par un incendie lors de l’insurrection Nika, en 532, et magnifiquement reconstruite par Justinien, renfermait deux évangéliaires reliés de plaques d’or chargées de pierreries et de perles. L’église de la Nativité à Bethléem et celle de l’Anastasis à Jérusalem reçurent des dons précieux. La hampe du Labarum était plaquée d’or, son tissu était broché de fils d’or et couvert de pierres précieuses76. Une homélie de saint Jean Chrysostome nous donne la description du luxe qui entourait l’empereur, de son char en or, c’est-à-dire, probablement, de bois et de fer revêtus de plaques d’or, comme le harnachement des chevaux et des mules blanches qui le tiraient77.

  • 78 Sozomène, Hist. eccl.,ix, 1, éd. Migne, Patr. gr., t. 67, col. 1595.

155Sous le règne de Julien (361-363), les trésors des églises furent confisqués ; ils furent reconstitués au ve siècle. Pulchérie, sœur de Théodose II, fit exécuter pour Sainte-Sophie une table d’autel en or enrichie de pierres précieuses78. Théodose II envoya à Jérusalem une croix revêtue d’or et ornée de gemmes, qui fut enlevée par les Perses en 610, puis restituée à Héraclius. Le même Théodose envoya des objets précieux à Attila.

  • 79 Cf. C. Diehl, Manuel d’art byzantin, I. Paris, 1925, p. 166.

156Sous le règne de Justinien (527-565), le luxe métallique se déploya de façon extraordinaire au Grand Palais et à Sainte-Sophie. La « grande Église » avait une orfèvrerie monumentale et un mobilier en métal précieux, des polycandila d’argent décrits par Paul le Silentiaire79 dans un poème composé à l’occasion de la seconde inauguration de Sainte-Sophie ; la première avait eu lieu en 537 ; la coupole s’étant écroulée en 538, la seconde, en 562, donna lieu à une cérémonie grandiose.

  • 80 Ibid.

157Les chapiteaux des colonnes étaient recouverts d’une couche d’or pur laminé ; la porte de l’église était ornée de feuilles d’argent, sur lequel des applications d’or et d’électrum donnaient un effet de couleurs. Le premier ambon, qui fut écrasé par la chute de la coupole, la tribune et la coupole au-dessus de lui, étaient plaqués d’argent ; le second ambon fut plus splendide encore que le premier ; la tribune fut faite de marbres de couleur, de plaques d’argent où étaient serties des pierres précieuses, et de plaques d’ivoire ; le dôme et les colonnes qui le supportaient étaient plaqués d’or rehaussé de pierreries, des grenats et d’émeraude ; au-dessus, la croix était en or avec des pendeloques de grenats et de perles. La clôture était toute en argent ciselé ; sur les colonnes en argent de cet iconostase, des médaillons représentaient le Christ, la Vierge, les prophètes, les apôtres et les archanges. L’autel, table sur colonnes et soubassement, était tout en or, où étaient enchâssés des émaux et des pierres fines ; il était surmonté d’un dôme porté par quatre arcs et quatre colonnes en argent, portant lui-même une pyramide octogonale formée de plaques d’argent doré. Enfin, le tout était surmonté d’une grande croix d’or plantée dans une sphère, émergeant d’un vase de feuillages. Aux quatre coins, des vases d’argent portaient chacun un candélabre d’argent. Le trône du Patriarche, au fond de l’abside, était tout en argent doré. D’après Procope, dans le seul sanctuaire de Sainte-Sophie, avaient été employées 40 000 livres pesant d’argent80.

158La nuit et les jours de grandes fêtes, l’aspect intérieur de Sainte-Sophie devait être fantastique : de grands candélabres en forme d’arbres, des lampes d’or et d’argent, en forme de navires, des polycandila, grands disques de métal ajourés et percés pour recevoir des godets de verre remplis d’huile, suspendus à des chaînes d’argent, faisaient étinceler la décoration métallique. D’après Robert de Clary, qui vit Sainte-Sophie en 1204, il y avait plus de cent « lampiers » portant chacun plus de vingt-cinq lampes.

159Par ailleurs, le trésor renfermait vases, patènes, calices, encensoirs, évangéliaires et autres livres liturgiques plaqués d’or, ornés de perles et de pierres. Tout cela représente une masse énorme de métal précieux finement ouvragé qui donne une haute idée des techniques des orfèvres byzantins du vie siècle : ils connaissaient les procédés de la fonte, du repoussé, de la ciselure, du nielle, du cloisonné, et, sans doute, de l’émaillerie, malgré l’imprécision des termes employés par Paul le Silentiaire et les autres auteurs, qui ont évoqué la décoration de Sainte-Sophie. Malheureusement les œuvres elles-mêmes ont disparu, et, en dehors de leurs descriptions, seuls quelques objets, datant sensiblement de la même époque, peuvent donner une idée de ce qu’étaient leurs techniques et leur valeur métallique : le reliquaire de Sainte-Croix de Poitiers, la croix-reliquaire en argent doré du Vatican et la croix d’émail cloisonné du trésor du Sancta Sanctorum à Rome.

160Le reliquaire de Sainte-Croix de Poitiers est aujourd’hui perdu, mais nous en avons conservé un dessin. Envoyé par Justin II (565-578) à Sainte-Radegonde, c’était une staurothèque, reliquaire contenant un fragment de la Croix, qui se présentait comme une boîte rectangulaire. Sur le couvercle, une croix à double travée était bordée d’un galon formé de verroteries vertes cloisonnées ; le fond était constitué de rinceaux d’or remplis d’un émail bleu.

  • 81 Ibid., p. 309 et fig. 155.

161La croix-reliquaire en argent doré du Vatican fut offerte par Justin II à sa femme, Sophie. Sur l’une de ses faces, portant l’inscription et la relique, des pierres serties décorent les bras de la croix ; les deux bras horizontaux sont munis de pendeloques. La face postérieure, au repoussé, est composée de rinceaux séparant cinq médaillons : au centre, l’Agneau ; en haut et en bas, le Christ ; à gauche, l’Empereur, à droite, l’Impératrice (bustes d’orants)81.

  • 82 Ph. Lauer, « Le trésor du Sancta Sanctorum à Rome », Monuments Piot,XV, 1906.

162La croix d’émail cloisonné du Sancta Sanctorum (fin ve-début vie siècle) présente un décor fait d’ornements géométriques ou floraux, mais aussi de scènes évangéliques exécutées au moyen de pâtes translucides séparées par des cloisons d’or. Les couleurs sont variées : la chair des visages et des corps est d’un rouge vineux, caractéristique des émaux byzantins82. Les minces cloisons d’or déterminent de petites alvéoles, ou l’émail est déposé avant la cuisson ; sable vitrifiable et oxydes métalliques fondent au four et prennent des teintes diverses ; ensuite, a lieu le polissage. Le reliquaire de Sainte-Croix de Poitiers avait un fond en émail bleu, de même technique.

163La décoration du maître autel de Sainte-Sophie était faite d’un travail d’émaillerie, ensemble étincelant aux mille couleurs. D’après Nicétas, l’autel était composé de diverses matières précieuses assemblées au feu, et réunies en une seule masse d’une beauté parfaite. Par conséquent, dès la fin du ve siècle, la technique de l’émail cloisonné était connue à Byzance.

164A Constantinople, face à la Grande église, se dresse le Palais sacré. Le luxe des objets à destination profane est encore plus grand que celui des objets religieux. Ici aussi, on possède surtout des descriptions.

  • 83 C. Diehl, Manuel, p. 291, fig. 144.

165Dans une salle d’apparat, le grand consistorium, se dressait le trône de Justinien, tout en or, sous un dôme d’or soutenu par quatre colonnes, et tout incrusté de pierreries. De chaque côté du trône, une victoire ailée tenait une couronne de lauriers. L’ensemble fait penser aux diptyques consulaires d’ivoire, représentant un haut dignitaire sur un trône de métal83. Le thème de la Victoire ailée est hellénistique, on le retrouve à la fois dans l’art romain et dans l’art sāssānide (bas-reliefs de Tāq-i-Bostān).

  • 84 Corippus, De laudibus Justini minoris, iv, 5, M. G. H., Auctor. antiq., III, 2.

166Le sarcophage de Justinien, construit sur l’ordre de son successeur Justin II, était d’or pur, puro auro dit Coripus84 ; le service de table de l’Empereur, en or massif incrusté de pierres, provenait du butin pris sur les rois vandales.

  • 85 C. Diehl, Manuel, p. 308, fig. 154.

167Une image de l’Empereur, dessinée au trait et dorée, apparaît sur le disque d’argent trouvé à Kertch85 ; cet empereur est peut-être Justinien. Il est à cheval, vêtu à la mode barbare, portant la tunique courte et le pantalon collant ; baudrier, harnachement du cheval, ceinturon, sont décorés d’orfèvrerie cloisonnée et de pierreries. Derrière lui, un garde du corps casqué et armé d’une lance et d’un grand bouclier rond avec le monogramme du Christ. En avant, une victoire ailée portant palme et couronne. Le travail provient peut-être d’ateliers de Constantinople, peut-être d’ateliers syriens. D’après cette représentation et celles, beaucoup plus nombreuses et précises fournies par les miniatures et les mosaïques, surtout à Ravenne, on constate l’arrivée des influences étrangères à la cour de Constantinople, en ce qui concerne le costume et le luxe métallique.

  • 86 Ibid., p. 219, fig. 106.

168La coiffure officielle de l’Empereur au ve siècle est la couronne rigide décorée de pierreries, qui s’est substituée au simple ruban (στέφανος). Sous Justinien, un nouveau terme apparaît pour désigner la couronne impériale : στέμμα ; des pendeloques πρεπενδούλια sont ajoutées à la couronne de chaque côté. Sur la mosaïque de Saint-Vital de Ravenne, Justinien est coiffé d’un double cercle de perles et de pierres précieuses, d’où pendent de chaque côté deux minces chaînettes terminées par une perle piriforme86. A Saint-Apollinaire-le-Neuf, une grosse pièce ovale décore en outre le double cercle gemmé. Justinien offrit plusieurs de ces couronnes pour la décoration de Sainte-Sophie ; elles étaient suspendues au-dessus de l’autel par une triple chaîne d’or et de perles. D’après une légende du xe siècle, elles auraient été envoyées du ciel à Justinien. En 1204, 30 couronnes votives étaient suspendues au-dessus de l’autel de Sainte-Sophie. La coutume des couronnes votives (bracchiala) a été reprise, nous l’avons vu, dans l’Occident barbare (couronnes wisigothiques de Guarrazar, couronnes lombardes de Monza).

  • 87 N. T. Belaiew, « Die Fibel in Byzanz »,Seminarium Kondakovianum,III, 1929, pp. 49-114.
  • 88 Procope, De Aedificiis,11, 1.

169A signaler aussi les fibules87. D’après les mosaïques de Ravenne, c’étaient des cabochons d’où pendaient trois chaînettes terminées par une grosse perle piriforme. Les textes le confirment : au vie siècle, un satrape d’Arménie reçut de Constantinople une chlamyde ornée d’une fibule avec une pierre précieuse, d’où pendaient trois pierres accrochées à des chaînes flexibles en or88.

  • 89 C. Diehl, op. cit., p. 220, fig. 107.
  • 90 Agathias, Historiae, iii,2.

170Les parures féminines étaient encore plus importantes et plus riches. Il suffit pour s’en rendre compte de regarder l’impératrice Théodora, telle qu’elle apparaît à Saint-Vital89 : elle porte deux rangs de perles, une aigrette (λόφς) en pierreries ; les cheveux en bourrelets sont retenus par une résille d’or et de pierreries ; de longues pendeloques descendent jusque sur sa poitrine. Son collier est un chapelet de pierres et de perles ; du cou aux épaules, un collet, fait de bandes d’étoffe brochée d’or et chargée de pierres précieuses et de perles, évoque les deux colliers perses décrits par les auteurs byzantins90 et représentés sur les bas-reliefs sāssānides : l’un, filiforme, formé de tresses ou d’anneaux entrelacés (στρεπτόν), l’autre, un gorgerin, allant de la naissance du cou aux épaules (περιδέραιον ou μανιάϰης). Ce collet connut une grande fortune dans le costume officiel byzantin et post-byzantin ; des empereurs, des impératrices, des hauts dignitaires, il passa ensuite aux doges, et il se retrouvait encore sous la forme du barmy dans le costume des tsars.

171Ceintures, ceinturons, baudriers, sont ornés de pierreries, comme chez les sāssānides, et l’on note encore d’autres emprunts à la tenue d’apparat perse ; ainsi, la tunique brodée d’or (παραγαύδιον), à manches larges, serrée à la taille par une ceinture de peau pourpre et les bottes molles, comme celles, pourpres brodées d’or, dont est chaussé Justinien sur la mosaïque de Saint-Vital. Les « chaussures faites de peaux ventrales » plus souples, (ὑποδέρματα πέδιλα) sont un exemple d’emprunt à la Perse sāssānide et aux techniques du cuir de l’Asie centrale.

172Même luxe métallique dans l’équipement et le harnachement du cheval, par exemple, sur le disque de Kertch, représentant l’Empereur à cheval, ou sur l’ivoire Barberini du musée du Louvre : de grandes plaques rondes de métal et de pierreries ornent le poitrail, la croupe et la tête du cheval. Remarquons au passage les autres pièces métalliques représentées sur cet ivoire : la couronne de l’Empereur, cercle d’or aux pierreries enchâssées, la cuirasse, la lourde lance, le fourreau de métal bordé de pierreries ou de verroteries, et sur le disque de Kertch, le grand bouclier rond au monogramme du Christ que porte le garde du corps.

173Le Trésor impérial était une véritable réserve de métaux précieux sous forme d’objets d’art. Il était administré par un nombreux personnel, et conservé en plusieurs locaux : le μύλαξ, pour le mobilier métallique, les émaux, les objets pour la décoration ; l’εĩδιϰόν, pour les vêtements brodés d’or ; le βεστιάριον, pour la vaisselle (plats d’or et d’argent ciselés) et les vêtements de soie ; le ϰοιτών, pour les monnaies et les objets divers en or et en argent. Le Grand Palais était ainsi à la fois un musée de richesses artistiques et une réserve de métaux précieux.

174On constate tout d’abord, à Byzance, la continuation des techniques et des concepts esthétiques classiques : en sculpture, la ronde-bosse (statues d’or, d’argent ou d’argent doré des empereurs, bustes, Victoires ailées) et, dans le domaine décoratif, la niellure, qui se perpétue à travers tout le Bas-Empire (plaques d’argent gravées recouvertes d’un vernis noir à l’encaustique).

175Puis, on assiste à l’invasion progressive de l’esthétique barbare : décor coloré de surfaces plates, le dessin et la couleur remplaçant sculpture en relief et monochromie : effets de richesse grâce à l’emploi de métaux précieux de nuances variées, de perles, de pierres de différentes couleurs, de mosaïques dorées ; technique de l’orfèvrerie cloisonnée ; habitudes barbares adoptées dans le costume du cavalier et l’armement.

  • 91 Voir supra, p. 42.

176Les modes orientales arrivent à leur tour par l’Iran sāssānide, surtout dans le décor textile : fils d’or et d’argent tissés ou brodés, petites pièces métalliques cousues. Si l’étoffe est tissée d’or, elle est dite χρυσούφαντος ; si elle est brodée, elle est dite χρυσοϰέντητος ; certaines étoffes sont complètement recouvertes de broderies : ὁλοϰέν-τητος. Les costumes faits de bandes d’or tissées ou brodées sont dits χρυσόϰλαβος ou αὐρόϰλαβος ; dans les trésors de l’Église de Rome, on retrouve les dons des empereurs byzantins (lista de chrisoclavo, de auro clavo, dans le Liber Pontificalis). Le vêtement orné de broderie est le πλουμία, d’où vient un terme de broderie : le « plumetis ». La broderie d’or en relief, avec adjonction de perles et de pierres précieuses, ainsi que de pastilles métalliques, définit l’étoffe χρυσοσ-ωληνοϰέντητος. C’est le procédé duSusandjird persan, dont un bon exemple fut le grand tapis du palais de Ctésiphon, dit « Printemps de Chosroès »91. Il devient au Moyen Age une spécialité anglaise, l’opus anglicanum, qui sert à décorer les dalmatiques et les ornements liturgiques : nouvelle illustration du passage des techniques d’Orient en Occident. A Constantinople, ces lourdes étoffes servaient au costume d’apparat, mais aussi à la décoration des églises ; à Sainte-Sophie, sous le dôme doré, dans l’entrecolonnement du grand-autel, tombaient des tentures de soie brodées d’or ; les mosaïques de Saint-Apollinaire-le-Neuf et les miniatures ressuscitaient les grandes pièces d’étoffes précieuses au décor inspiré de l’art sāssānide, séparant dans les églises la nef des bas-côtés.

177Il est, enfin, une nouvelle technique dont Byzance fait alors l’apprentissage : c’est celle de l’émaillerie. Les arts barbares utilisaient des pierres précieuses taillées, des morceaux de verre en tables, des morceaux d’émail enchâssés dans des cloisons de métal. Mais ils ignoraient le procédé beaucoup plus savant de l’émaillerie cloisonnée. Quelle en est donc l’origine ?

  • 92 Histoire et monuments des émaux byzantins,Francfort, 1892.
  • 93 Voir infra, p. 131.

178Pour N. Kondakow92 cette technique est née dans la Perse sāssānide à la fin du vie siècle. Les exemples cités plus haut93 (Croix du Sancta Sanctorum, maître-autel de Sainte-Sophie) permettent cependant de faire remonter jusqu’à la fin du ve siècle ou au début du vie siècle l’introduction à Byzance du procédé de l’émail cloisonné. Il devait produire une série de chefs-d’œuvre, surtout à partir des ixe et xe siècles, second âge d’or de l’art byzantin. Procédés, répertoires, conceptions artistiques, gagnent aussi l’Occident où ils donneront les beaux émaux rhénans, mosans ou limousins des xie et xiie siècles.

179Si la verroterie cloisonnée appartient aux techniques barbares des sociétés des steppes, l’émail cloisonné est, lui, un procédé perse du domaine sāssānide. Il faut donc, pour Byzance, considérer deux routes d’influence : la première, parcourue par les ateliers nomades portant, de proche en proche, techniques et répertoires, depuis l’Asie centrale jusqu’à la mer Noire et, plus loin encore, jusqu’en Europe centrale et occidentale ; la deuxième, reliant les vieux centres urbains des sédentaires civilisés, depuis l’Asie antérieure jusqu’à la Méditerranée, route de commerce et d’échanges par laquelle circulent marchandises, modèles et imitations. Modes barbares et modes sāssānides se retrouvent ensemble à la cour de Byzance.

c) Production des ateliers provinciaux

180Après avoir étudié le nouveau centre urbain et palatin de Constantinople, poursuivons notre enquête sur les métaux dans l’Empire byzantin à travers les provinces, et surtout à Alexandrie et à Antioche, où se sont perpétués les vieux ateliers hellénistiques.

181La dissémination des bijoux d’or dans les collections particulières rend leur étude très difficile. Peu d’entre eux ont survécu, ou tout au moins peu que l’on puisse attribuer sans hésitation aux ateliers alexandrins.

  • 94 W. Dennison, A Gold Treasure of the Late Roman Period, New York, 1918 ;Studies in East Christian a(...)
  • 95 O. M. Dalton, « A second silver treasure from Cyprus », Archaeologia, 60, 1, 1907, pp. 1-24 ; voir (...)

182On a découvert en Égypte, vers 1909 un riche trésor94, qui a été partagé entre des collections américaines et allemandes. Il comprenait des pectoraux d’or, composés de grands médaillons, des effigies impériales, des représentations évangéliques, des monnaies de Justin II, de Tibère II et de Maurice (fin vie siècle), serties dans des montures d’or très travaillées ; des colliers composés de plaques ajourées et ornées de pierreries et de perles ; une ceinture faite de monnaies enchâssées dans une bande d’or ; des bracelets de médailles d’or et de pierres précieuses ; des boucles d’oreilles. Un trésor découvert près de Kyrenia, sur la côte septentrionale de l’île de Chypre95 en 1902, offre de grandes analogies avec le précédent ; il comprenait une ceinture formée de seize médaillons d’or dont les quatre plus grands représentaient le basileus sur un quadrige, aux noms des empereurs Tibère II et Maurice, donc de même date que le trésor égyptien ; des bracelets d’or décorés de rinceaux de vigne ; un collier d’or formé de feuilles ajourées auquel étaient suspendus une croix et six pendentifs en forme de disques (dessin estampé). Le Musée britannique conserve plusieurs bijoux d’or (bagues, bracelets) des ve et vie siècles, qui sont peut-être aussi de fabrication syrienne ; un décor de médaillons représentant des bustes de saints, d’empereurs, de fleuves, est exécuté en nielle.

183Tous ces bijoux en provenance des centres provinciaux d’Égypte (ou de Syrie) portent la marque profonde de l’art hellénistique (les rinceaux de vigne sont un thème caractéristique), avec des influences sāssānides très nettes, mais, semble-t-il, moins envahissantes qu’à Constantinople où le centre palatin renouvelait plus vite les modes et était plus ouvert aux influences étrangères.

  • 96 O. M. Dalton, Catalogue of the Early Christian Antiquities and Objects front the Christian East in (...)

184Le phénomène est encore plus net pour les objets d’argenterie, dont le principal centre de production était en Syrie, plus précisément à Antioche. Ils ont été étudiés surtout par O. M. Dalton, J. Ebersolt, L. Bréhier et C. Diehl96. Les lieux de trouvailles, lorsqu’on les connaît pour les objets conservés, sont : Kerinia, dans l’île de Chypre ; Emèse, sur l’Oronte ; Riha, également sur l’Oronte, à 60 km au sud-est d’Antioche ; Stûma, près d’Alep ; Henchir-Zirara, en Tunisie ; Monza (il s’agit des ampoules d’argent) ; Malaja Perecht-chapina, près de Poltava, en Ukraine ; la Sibérie méridionale ; Perm en Russie orientale ; Sutton Hoo, en Angleterre. Cette simple énumération fait apparaître d’une part, un groupement dans la région productrice, la Syrie du Nord, et d’autre part, la vogue étonnante et l’expansion du commerce de ces ouvrages d’art en Mésopotamie, en Asie centrale et dans la région des fleuves russes, en Afrique et en Extrême-Occident jusqu’aux îles Britanniques.

185Ce sont surtout des « ampoules » ou petits flacons ronds et plats en argent ; de grands plats d’argent travaillés en relief ou niellés, avec un décor au repoussé doré sur fond d’argent ; des objets liturgiques divers : patènes, calices, encensoirs, flabella.

186Les ampoules contenaient — les inscriptions grecques qui y sont frappées en font foi — un peu d’huile qui brûlait dans les lampes allumées au Saint-Sépulcre ou dans les basiliques des Lieux Saints, usage qui dure depuis les origines du christianisme. Celles de Monza ont été envoyées en 600 de Rome à Milan pour être offertes à la reine Théodelinde. Sur leur disque bombé un décor était obtenu par la frappe d’un timbre gravé (estampage) et avait souvent un sujet évangélique. Elles donnaient lieu à une fabrication en série, en raison du vaste marché religieux que suscitait le pèlerinage en Terre Sainte. Les objets de piété ont toujours fait l’objet d’une très grande industrie en Palestine et d’un commerce florissant ; à l’époque musulmane, on fabriquait à Jérusalem des chapelets qui portaient le symbole chrétien ou bien le nom d’Allah, au choix du pèlerin et suivant la religion qu’il pratiquait.

  • 97 E. Mâle, L’art religieux du xiie siècle en France,Paris, 1924, p. 52 ; C.Diehl, Manuel d’art byza (...)

187Estampées à l’aide d’un petit nombre de timbres, produites en grosse quantité, ces ampoules d’argent étaient un des postes principaux des exportations syriennes vers l’Occident barbare. Elles ont une grande importance pour le cheminement des thèmes iconographiques ; les scènes représentées sur les ampoules de Monza sont inspirées des fresques ou des mosaïques qui décoraient les églises de Terre Sainte. Ces petits objets, en se répandant dans tout le monde chrétien, ont propagé au loin des types de l’imagerie palestinienne ; ils constituent une des sources d’inspiration orientale de l’art d’Occident.

188Quant aux plats d’argent, certains font preuve d’un art consommé. Leur décor est un souvenir de la tradition alexandrine et du style pittoresque hellénistique ; l’ampleur, le dépouillement, la majesté de sa composition, sont totalement étrangers à l’esthétique barbare qui a horreur du vide. Une des patènes provenant du trésor de Stûma porte une inscription, qui nous donne les noms des saints représentés, saint Sergios et saint Dometios (de Syrie), et celui du donateur, Sergios ἀργυροπράτης (« l’orfèvre »).

 

  • 98 De Bello persico, pp. 189-190.

189Il est certain que les ateliers syriens sont, avant tout, ceux d’Antioche, Antioche la Grande qui, au vie siècle, est la troisième ville du monde, la « capitale de l’Empire romain », d’après certaines sources chinoises, la ville dont Procope dit : « Par sa richesse, sa grandeur, le nombre de ses habitants, Antioche est la première de toutes les villes que les Romains possèdent en Orient »98. Un signe de sa prospérité est la reconstruction rapide, sous Justinien, de la grande église « dorée » qui avait été détruite par Chosroès, lors du sac de la ville en 540. Dans le domaine des arts du métal, on peut parler d’une véritable « école d’Antioche », alliant la tradition antique et les influences de l’Orient perse.

16. Diffusion De L’argenterie Syrienne

16. Diffusion De L’argenterie Syrienne

 

190Le contrôle de l’État sur la production des argenteries d’Antioche était exercé par les zygostatai, qui imprimaient leur poinçon ou vérifiaient l’apposition de marques par les argentiers eux-mêmes. L’argent au premier titre était dit « l’argent à cinq poinçons » (pentaspharigiston). Les pièces d’argenterie syriennes trouvées en Syrie comme celles qui ont été retrouvées en Ukraine et en Angleterre (Sutton Hoo) portent cinq ou quatre poinçons au revers et sont donc en argent du premier ou deuxième titre.

191Les plats d’argent syriens, comme les ampoules palestiniennes, donnaient lieu à un commerce lointain. Ils faisaient partie des marchandises transportées par les Syri vers l’Occident et vendues par eux dans le domaine économique de l’Empire sāssānide. Les modèles originaux furent abondamment imités.

  • 99 I. Smirnov, Argenterie orientale, Saint-Pétersbourg, 1909.

192Le plat d’argent de la collection Stroganof découvert en Sibérie, et plusieurs autres du musée de l’Ermitage, sont des œuvres ciselées dans l’Empire sāssānide au vie siècle99. Ils portent des inscriptions en syriaque et furent sans doute fabriqués dans les ateliers chrétiens des villes de la Mésopotamie, qui servit de refuge aux Nestoriens au ve siècle. Ils imitent des modèles antiochiens et furent répandus par le commerce perse ou par des missionnaires chrétiens nestoriens vers l’Iran, l’Asie centrale, la Sibérie méridionale. Le réseau d’évêchés et de monastères nestoriens, dont leCatholicos résidait à Ctésiphon, allait en se développant vers ces pays depuis le ve siècle. Ce mouvement continua sous l’Islam ; au viiie siècle, la stèle de « Si-Ngan-Fou », en syriaque, atteste l’arrivée de missionnaires nestoriens en Chine. Ainsi, la vogue de l’argenterie syrienne vers l’est s’expliquerait par le relais de Mésopotamie.

193Il y eut de même une extension vers le nord, dans la région de la mer Noire dont témoigne le plat d’argent de Malaja Perechtchapina, près de Poltava (Ukraine), datant des environs de 668, d’après des monnaies découvertes en même temps que lui. Le plat portant la marque de l’empereur Anastase et une inscription de l’évêque de Tomi (Constantza), trouvé dans la province de Perm (Kama) est d’une date postérieure. Il jalonne la route le long des fleuves russes que suivaient les objets d’art et les influences issues aussi bien du domaine byzantin que du domaine sāssānide.

  • 100 «... Hec dona obtulit : missorium anacleum deauratum, pensantem libras L, habentem in se septem per (...)

194Le commerce des Syri en Occident barbare est connu par des textes, comme la Vie de saint Didier100, évêque d’Auxerre au viie siècle, qui parle d’un missorium d’argent doré orné de sept figures humaines et de la représentation d’un taureau et portant des lettres grecques. Les missoriasont de grands disques d’argent d’emploi liturgique — ils servent pour l’offrande —, très souvent appelés « boucliers ». Dans ce texte d’Auxerre, il s’agit de pièces d’orfèvrerie remontant à l’Antiquité ou au Bas-Empire et vraisemblablement d’un travail de l’École d’Antioche.

  • 101 H. Delehaye, « Une vie inédite de saint Jean l’Aumônier », Analecta Bollandiana, 45, 1927, pp. 30-3 (...)
  • 102 AA. SS. Boll., octobrexii, pp. 762 et suiv.

195La Vie de saint Jean l’Aumônier, patriarche d’Alexandrie, mort en 616101, rapporte une légende qui renferme des éléments intéressants pour notre sujet. Un bateau, appartenant à l’Église d’Alexandrie (dont le patriarche s’était tellement enrichi par le commerce qu’il a pu être comparé à Pharaon) fait voile vers l’Occident avec un chargement de vingt médinnes de blé ; après vingt jours, le bateau arrive en Grande-Bretagne, et le chef de la ville achète la moitié du chargement au prix d’un nomisma d’or, et l’autre moitié contre une cargaison de zinc ; lorsque le bateau revient à Alexandrie, le zinc avait été transformé en argent, par intervention miraculeuse du saint. La biographie de saint Jean, rédigée par ses contemporains Sophronius et Léonce, reflète les réalités commerciales du moment. Il existe une version postérieure de la légende102, ajoutant des détails supplémentaires : un bateau qui, au temps d’Héraclius, revenait des îles Britanniques vers l’Empire byzantin, apportait une cargaison de plomb et de zinc, et l’on vit le plomb se transformer en argent « de seconde qualité » (c’est-à-dire, sans marque ?) alors que le zinc devenait argent de la meilleure qualité, portant cinq marques de contrôle.

196Les éléments utilisables de cette légende sont tout d’abord, l’exportation de zinc — en fait, d’étain — et de plomb, depuis les îles Britanniques vers Alexandrie, commerce attesté par ailleurs, tant pour l’époque antique que pour l’époque musulmane. Ensuite, l’allusion à l’argent « portant cinq marques de contrôle », ce qui renvoie à l’argenterie syrienne. On retrouve la réalité sous les ornements de la légende hagiographique.

  • 103 Voir Risāla..., trad. par M. Canard dans Annales de l’Institut d’Études Orientalesde la Fac. des L (...)

197Parlons enfin de la trouvaille de Sutton Hoo : un bateau anglo-saxon, où fut enseveli un seigneur ou un roi anglo-saxon. Cette barque funéraire fait penser à celles de l’époque normande, retrouvées sur la côte atlantique, et à la description de la cérémonie funèbre, à laquelle assista Ibn Faḍlān, au début du xe siècle, sur les bords d’un fleuve russe103. Elle a été découverte en Estanglie (Suffolk actuel) près de Woodbridge, non loin d’une ancienne résidence royale ; le navire est analogue à celui de la trouvaille de Nydam-Flensburg, et différent des drakkar scandinaves d’Oseberg (musée d’Oslo). Dans cette sépulture, on a trouvé plusieurs pièces d’orfèvrerie, un grand plat portant les quatre marques de contrôle des zygostatai de l’empereur Anastase (491-518). Une sépulture postérieure renfermait des monnaies et des objets indiquant une date proche du milieu du viie siècle.

198Cette exportation d’argenteries syriennes, en direction des îles Britanniques depuis les ports de la Méditerranée orientale (Syrie, Égypte) était le fait de commerçants levantins ; elle se faisait soit par le détroit de Gibraltar jusqu’à l’île de Bretagne, soit par mer jusqu’aux ports de Provence et du Languedoc, puis par terre à travers la Gaule, jusqu’à la Manche.

d) L’armée byzantine et ses besoins en fer

199Marché palatin, marché religieux, marché urbain : nous avons vu l’importance de la demande en métaux précieux et en objets de métal finement travaillés que réclament ces centres d’appel dans l’Empire byzantin. Envisageons maintenant un autre secteur de la consommation : le marché militaire.

200Remarquons d’abord qu’à Byzance comme à Rome, l’armée est seule en armes ; le reste de la population est désarmé. C’est là un aspect essentiel de la Pax Romana qui constitue une différence fondamentale avec l’organisation barbare ; qu’il s’agisse des nomades des steppes asiatiques ou des Germains des steppes, de la forêt ou de la mer, chacun a son épée ; on a affaire à un peuple de guerriers. Dans les tombes lombardes d’Italie, nous l’avons vu, même les femmes et les jeunes filles sont armées. Dans l’Empire byzantin, au contraire, le passé romain se survit.

201Pour évaluer le volume de la demande en armes, il faut déterminer l’importance de l’armée, et, pour situer les points de fabrication et de fourniture des armes, il convient d’étudier l’organisation et la répartition des forces militaires dans l’Empire jusqu’au viie siècle. L’armée étant l’élément consommateur, nous verrons ce que représente l’appel de la consommation, ensuite, l’utilisation et la technique des armes, enfin, la production et ses problèmes : mines de fer, commerce, arsenaux, stocks.

  • 104 F. Lot, L’art militaire et les armées au Moyen Age en Europe et dans le Proche-Orient, Paris, 1947, (...)

202Les chiffres donnés par les sources sont toujours des chiffres gonflés, F. Lot l’a montré104. Les renseignements dont nous disposons valent surtout pour le vie siècle, et sont fournis par différents auteurs à propos des grandes campagnes de Justinien et de ses successeurs, pour la reconquête éphémère de la Méditerranée occidentale et la lutte contre les Perses. On dispose des œuvres de Procope (récit des guerres en Perse, en Afrique, en Italie, jusqu’en 552), d’Agathias (jusqu’en 558) et de Menander (jusqu’en 582) ; de traités militaires, plus théoriques que pratiques, mais importants pour la tactique et l’armement, essentiellement un ouvrage anonyme, datant du règne de Justinien (527-565) et un gros ouvrage, le Strategicon,attribué à l’empereur Maurice (582-602) et datant de l’époque d’Héraclius, avant l’invasion arabe.

  • 105 Agathias, Hist., v, 13.
  • 106 J. Maspéro,Organisation militaire de l’Egypte byzantine, Paris, 1912, (Bibl. Éc. Pratique des Haut (...)

203Jusqu’à Justinien, les armées byzantines réunies contre les Perses, les Goths, ou les Bulgares, n’ont jamais dépassé, d’après les sources, 15 000 hommes ; ce chiffre ne fut jamais atteint dans la réalité. Pour l’époque de Justinien, Agathias105 déclare que l’Empire aurait dû entretenir une armée de 645 000 hommes, mais ne put en entretenir que 150 000. F. Lot a fait la critique de ce chiffre, qui n’est admissible que si sont compris dans l’armée, les effectifs des garnisons des places fortes aux frontières et les forces de police des villes de l’intérieur. D’après J. Maspero106, l’ensemble des forces armées en Égypte comptait 26 000 hommes, exclusivement corps de police et milice fiscale.

204Les corps expéditionnaires n’atteignaient que des chiffres très modestes. Sous Bélisaire, l’armée qui remporta, en 530, à la frontière de l’Euphrate, une grande victoire sur les Perses comprenait 25 000 hommes ; c’est le chiffre le plus élevé indiqué par nos sources. En 533, contre les Vandales d’Afrique, le même Bélisaire disposait de 15 000 hommes, dont 5 000 cavaliers. Pour un effort suprême, lors de la guerre en Italie contre les Ostrogoths, on n’employa que des effectifs misérables : en 535, 4 000 hommes de troupes régulières, soit 3 000 Isauriens, population montagnarde d’Asie Mineure, 200 Huns, 300 Maures ; un an après, les renforts se composaient de 3 000 Isauriens, débarqués à Naples, et de 1 800 cavaliers, débarqués à Otrante. En 552, lors de la guerre contre Totila, il fut nécessaire d’engager des Barbares du Danube, 5 500 Hérules, 400 Gépides, quelques Huns et des Perses déserteurs. La bataille du Volturne, près de Capoue, fut livrée par Narsès avec 18 000 hommes, contre 30 000 ennemis ; mais c’est l’habitude des écrivains militaires, des byzantins comme des autres, de gonfler le chiffre des troupes de l’adversaire. A noter qu’on ne pouvait lever qu’une seule armée à la fois : dès que la paix avec les Perses fut rompue, on dut rappeler le corps expéditionnaire d’Italie.

205Le principe romain était que tout homme libre devait le service militaire, principe qui n’est plus appliqué dès le Bas-Empire ; la population des villes était en réalité exempte du service de même que les propriétaires des campagnes. Seule la classe des colons attachés à la terre devait, d’après le Code Théodosien repris par le Code de Justinien, être recrutée par les grands propriétaires, qui devaient envoyer à l’armée un certain nombre de jeunes paysans. En fait, les levées étaient très irrégulières, et les corps expéditionnaires étaient recrutés par engagement volontaire, armée de mercenaires, entretenue en nature et dont la solde était payée en or, ce qui représentait un appât suffisant. Selon le Strategicon de Maurice, le soldat devait s’armer à ses frais ; le fantassin se munissait de deux lances, le cavalier fournissait son cheval. L’État nourrissait, habillait, équipait le soldat, fournissait même des valets de pied aux cavaliers qui n’avaient pas assez de ressources pour l’entretien de cet auxiliaire indispensable.

206Les mercenaires étaient soit sujet de l’Empire (milites, stratiotai), soit fédérés ou alliés. Les fédérés (foederati, phoideratoi) étaient des Barbares de toute race (Germains, Huns, Caucasiens, Arméniens, Berbères), et, à la différence des fédérés de l’Empire romain, qui servaient sous leurs propres chefs, ils étaient versés sans distinction dans un même cadre, sous un officier désigné par l’Empereur. L’équivalent des anciens fédérés étaient les alliés (socii, summakhoi), l’Empire prenant à son compte un peuple barbare qui conservait ses chefs particuliers, ainsi pour les Lombards et les Hérules lors des guerres d’Italie.

207L’élite de l’armée était formée par les « soldats domestiques ». Il y avait d’abord les hypaspistes (ὑπασπιστής, « écuyer, qui porte le bouclier ») oubuccellarii (de buccella, « biscuit de soldat »), gardes au service des empereurs, des hauts fonctionnaires, des riches particuliers, qui les levaient et les entretenaient à leurs frais ; ils disposaient d’un armement complet et solide. Plus près encore du chef (empereur ou général), il y avait la garde personnelle des doryphoroï (lanciers), des spatharioï (porteurs d’épée), et les officiers de la maison militaire (Oikia) qui étaient en majorité d’origine barbare ; leur armement était non seulement complet et soigné, mais encore richement orné, comme en témoignent les représentations du bouclier de Kertch où l’ivoire Barberini.

208Le Strategicon de l’empereur Maurice distingue trois catégories dans l’armée : 1°) les corps ordinaires, dits asthéné (faibles), à cause de la qualité inférieure de leur armement (pas de cotte de mailles), ils constituent le gros de la troupe ; 2°) les corps d’élite (epilecta) : buccellaires, fédérés et optimates (d’origine barbare, mais incorporés dans l’armée) ; buccellaires et fédérés sont au centre du front de la bataille, les optimates constituant la réserve ; ils ont cottes de mailles et casques ; 3°) les alliés (ethinikoi) : élément flottant, enrôlé suivant les circonstances ; ce sont des tribus barbares servant sous leurs chefs ou rois, conservant donc leurs cadres et leur armement « national ».

209Notons un fait nouveau : l’importance de la cavalerie. C’en est fait de la prééminence de la légion romaine, du fantassin. La cavalerie est désormais la reine des batailles et le sera pour 1000 ans. A l’origine de ce renversement de la technique des combats, se trouvent les civilisations équestres de l’Asie centrale et les emprunts qui leur sont faits : ferrure du cheval, selle, étriers. L’équipement lourd du cavalier est rendu possible. Le cavalier antique montait à cru, sans selle, sans étriers, sur des chevaux non ferrés : l’attaque contre le fantassin était sans vigueur ; le cavalier lançait des javelots, puis tournait bride. Maintenant, il est solide en selle, avec ses étriers, ses éperons, de lourdes armes défensives : cotte de mailles ou brogne, casque ; il se sert d’une grande épée, d’une longue lance.

210L’Empire byzantin est entouré d’ennemis cavaliers : Perses sāssānides, avec la chevalerie iranienne ; Huns, Avars et Bulgares, nomades des steppes asiatiques ; Goths et Vandales, Germains devenus cavaliers, nomadisés par les steppes ; Maures (Berbères) montant le cheval barbe des hauts plateaux. Aussi, dans l’armée byzantine, fédérés et alliés sont-ils des cavaliers ; la cavalerie joue un rôle décisif dans toutes les batailles contre les Perses ou contre les Barbares : lorsque Bélisaire part contre les Vandales, il a 5 000 cavaliers sur 15 000 hommes.

211L’infanterie passe au second plan. Le nom même de légion s’efface peu à peu du vocabulaire militaire ; on constitue de petites unités de 400 à 500 hommes, ou moins encore, légèrement armées, des cohortes, nomméesnombres (numeri, arithmoi). La véritable unité de manœuvre est le tagmaou bandon (200 à 400 cavaliers) sous un arkhôn, avec son étendard (bandon) symbole sacré du tagma. Trois tagmata forment la moira ou chiliarchie (le chiliarque commande 1 000 hommes) et trois moirai (neuftagmata) forment le meros (3 000 hommes), commandé par un mérarque. Enfin, trois meroi (trente tagmata) constituent le stratos (l’armée) commandée par un général (strategos)et comprenant en principe, 9 000 hommes et 124 officiers. Si l’on ajoute l’infanterie, également en nombre après Justinien, soit : trente arithmoi de 256 hommes, c’est-à-dire 7 680 hommes, on retombe sur le chiffre donné par nos autres sources : 15 000 à 18 000 hommes par armée.

212La carte des lieux où cette armée tenait garnison permet de localiser l’appel de la consommation en arme. Avant la transformation apportée par le système des thèmes, le système du limes, ligne de défense des frontières, demeure en vigueur. Les limitanei sont des soldats-laboureurs et des peuples vassaux. Anastase et Justinien ont multiplié les barrages contre les Barbares : châteaux, places-fortes, commandant les routes stratégiques, remparts.

213Le réduit de la défense c’est Constantinople, défendue par la grande muraille de Théodose II. Le quartier des Blachernes, situé hors de l’enceinte, a été dévasté par les Avars en 619, mais Héraclius a fait construire, de 619 à 626, une muraille simple (monoteichos) pour le protéger. Des murs en pleine mer et une chaîne de fer barrent l’entrée de la Corne d’Or. En avant, à 64 kilomètres de la ville, le long mur d’Anastase(makrôn teichos) construit entre 507 et 512, barre la presqu’île entre Selymbria, sur la mer Noire, et Héraclée sur la Propontide.

214Les frontières sont défendues par un limes qui n’est plus continu, mais constitué par une série de castella (φρούρια), esquisse de la défense en profondeur qui sera celle des thèmes. Dans les Balkans, l’ennemi est tenu en respect au delà du Danube et par des castella en Macédoine et en Épire ; Thessalonique est un grand camp fortifié, le pivot de la défense de la péninsule. En Arménie, Mésopotamie, Syrie, Arabie, chez les vassaux Ġassānides, une ligne de villes fortifiées, asiles pour les habitants du plat pays, est reliée par des φρούρια, surtout Dara, fondée par Anastase en 507, pour tenir en respect la forteresse perse de Nisibe. Sur l’Euphrate, une série de villes fortes ont été rebâties par Justinien, comme Samosate, sur la rive gauche du fleuve. En Arménie, ce sont les forts d’Amida, de Martyropolis, de Théodosiopolis (Erzeroum) ; en Syrie, la puissante enceinte fortifiée d’Antioche, rebâtie par Justinien après le tremblement de terre de 526 et le sac de la ville par Chosroès en 540. En Égypte, au nord-ouest, sur le limes de Pentapole et de Libye, Justinien a installé un corps delimitanei (Libyani Justiniani), face aux Berbères ; au sud, la limite est à la première cataracte ; la Nubie a été abandonnée depuis Dioclétien ; unkastrôn défend l’île de Philae, et un mur de briques va jusqu’à Syène (Assouan) ; au nord-est, pour se défendre des attaques perses, les villes du delta ont des forteresses : le kastrôn de Babylone, à la pointe du delta, à l’emplacement futur de Fustāt-Misr-Le Caire ; Alexandrie, défendue par le lac Maréotis, le Nil, les canaux et une ligne de castella. En Afrique du Nord : après la conquête de l’Afrique sur les Vandales, Justinien relève les fortifications des villes et des places fortes, depuis la Tripolitaine jusqu’à l’océan Atlantique (Ceuta), par exemple, l’enceinte de Tebessa (Théveste) et la citadelle de Timgad.

215Pour faire le point, disons que les grosses concentrations d’hommes en armes sont localisées comme suit : à Constantinople, sur le Danube, à Thessalonique, en Arménie, Syrie et Mésopotamie, à Antioche, à Babylone d’Egypte et sur le limes d’Afrique du Nord. Reste à poser le problème des armes et, partant, de l’approvisionnement en fer de l’Empire byzantin, problème qu’ont trop souvent négligé les auteurs d’histoire militaire, qui traitent du recrutement et de la tactique mais n’envisagent pas la question de l’origine du fer nécessaire à l’armement. Ferait-on l’histoire d’une guerre moderne sans mentionner l’acier et les « marchands de canons » ?

  • 107 F. Aussaresses,L’armée byzantine à la fin duvie siècle, d’après le Strategicon de Maurice,Bordea (...)

216Le traité de Maurice donne, avec le dispositif de combat, une idée de l’armement. L’armée se disposait en deux lignes, la première ligne représentant les deux tiers de l’effectif, la deuxième ligne, le tiers en réserve, pour éviter les mouvements tournants de l’ennemi et arrêter la retraite de la première ligne ; à quatre portées de flèche (environ 800 m) en avant, la première ligne (promacha) opposait à l’ennemi un front de 1 800 cavaliers. Au centre, les troupes d’élite, lourdement armées (sur sept à huit rangs), les lanciers, opposaient une solide résistance et constituaient le pivot. A droite et à gauche, les unités de moindre qualité, mais de plus d’agilité, les archers, combattaient en curseurs, disposés sur quatre rangs. A l’extrême gauche, deux ou trois compagnies défensives détachées formaient le flanc-garde ; à l’extrême droite, une ou deux compagnies offensives, pour tourner l’aile ennemie. Quant aux fantassins, ils étaient divisés en deux catégories, les boucliers, (scutati) et les archers (psili) ; les premiers, armés de la lance et du bouclier, en ordre serré sur seize rangs de profondeur, les seconds, armés de l’arc et de la fronde, en ordre dispersé, aux ailes107.

217Les effectifs de la cavalerie augmentent sans cesse. L’équipement comprend la cotte de mailles (lôrikion), souvent couverte de toile contre la chaleur, et qui descend jusqu’au bas du mollet ; elle est munie d’une coiffe (skaplion) qu’on peut rabattre sur la tête, sous le casque lourd et à plumes(kassis). Elle est complétée par un gorgerin, des genouillères, des jambières, des gantelets. Le cavalier byzantin du vie siècle ressemble déjà au chevalier du Moyen Age occidental, mais porte un petit bouclier rond (skutarion).

218La cavalerie est équipée d’armes de jet à longue distance : l’arc et le javelot des Avars, ce dernier, muni d’une courroie et d’une flamme. L’arc (toxarion) est l’arme par excellence ; porté sur le dos, petit, il permet une grande rapidité de tir, mais n’a pas une très grande portée ; le carquois contient de trente à quarante flèches. La lance est légère, en bois, et peut servir de javelot. L’épée (spatha) est la longue épée des grandes invasions et aussi l’épée iranienne représentée sur les bas-reliefs de Tāq-i-bostān et de Naqš-i-Rustem. Les rôles de l’arc et de la lance, ou de l’épée, alternent suivant que le détachement est placé en « défenseur » ou en « curseur ».

219La ferrure du cheval et les étriers sont des innovations apportées à la suite des contacts et des combats avec les cavaliers touraniens, surtout avars ; sur les miniatures du viie siècle, la ferrure du cheval est  entée par une ligne ou des pointillés tout autour du bord inférieur du sabot. Il est important pour les industries du métal que de nouvelles pièces viennent s’ajouter aux anciens éléments métalliques du harnachement (mors, plaques de protection) étant donné surtout l’importance numérique de la cavalerie byzantine.

  • 108 V. supra, p. 132 et n. 3.
  • 109 Conservé à la Bibl. vaticane. Cf. Il rotulo di Giosué (Codices Vaticani, v), Milan, 1905.
  • 110 Au musée du Louvre. Le cavalier qui y figure (Constantin ou Justinien ?) monte sans étriers et le c(...)

220Pour que l’armée, dont l’élément essentiel est la cavalerie, devienne plus mobile, on tend à alléger le fantassin. Sur le disque de Kertch, le garde à pied est protégé par un casque au voile flottant, le scaramourgion à la mode sāssānide, et par un grand bouclier108. La cuirasse des corps d’élite et des officiers, le thorax, moule le torse et comporte des épaulettes et des épaulières : armement lourd, réservé aux premiers rangs exposés à l’assaut de la cavalerie (hoplites, armatoi), dont les miniatures du rouleau de Josué (viie siècle ?)109 nous offrent une bonne figuration. Le casque, à bouton ou anneau, ressemble à celui de la légion romaine. Mais la cuirasse de l’infanterie tend à disparaître, remplacée par un grand bouclier et des jambières. Le fantassin dispose d’une épée plus courte. Celle des gardes du corps ou protectores est portée dans un fourreau richement décoré de verroterie cloisonnée qui rappelle l’orfèvrerie barbare, comme on peut le voir sur l’ivoire Barberini (vie siècle)110.

221L’armée byzantine s’est fortement inspirée de l’armement et de la technique des peuples de la steppe.

222Nous avons vu que les principaux gisements de fer exploités par les Byzantins étaient, d’une part en Arménie, d’autre part au Liban. Les sources grecques parlent des épées armeniaka et les poésies arabes anté-islamiques des épées basri, c’est-à-dire de Bosra, (ou Bostra), cité caravanière du désert de Hauran, où venaient s’approvisionner les Bédouins du désert arabique et les phylarques gassanides.

223Mais le grand centre était Damas, dont les ateliers étaient renommés dès l’Antiquité et gardèrent leur célébrité pendant tout le Moyen Age. Les épées de Damas étaient mondialement connues ; la technique de fabrication passa pendant l’époque musulmane à Tolède et, de là, en Occident chrétien, à Milan. La trempe y était facilitée par la qualité de l’eau de la rivière Baradā (« la froide »), qui arrose la ville. La technique était savante ; la structure de l’acier donnait un aspect rubanné, en ondes, assez semblable au résultat obtenu par les forgeages successifs de métaux de dureté différente, technique des envahisseurs barbares, empruntée à l’Asie centrale. On est convenu d’appeler vrai et faux Damas les métaux obtenus par ces deux méthodes.

224Cette excellente production n’était pas une production de masse ; la perte du centre damasquin, à la suite des conquêtes musulmanes, n’en fut que plus grave pour l’armement des troupes byzantines. On conçoit les efforts faits pour conserver le centre arménien. Mais de toute façon, les ressources en fer de l’Anatolie et du Liban étaient insuffisantes pour couvrir les besoins de l’armée byzantine, étant donné l’accroissement considérable de la demande suscitée par les nouvelles techniques d’équipement du cheval (ferrure et étriers).

225D’où la nécessité de faire appel aux centres de production extérieurs à l’Empire et, en premier lieu, au fer de l’Inde (ferrum sericum) comme déjà à l’époque du Haut-Empire. Les tarifs des taxes à l’importation dans les ports érythréens de l’Égypte, de même que le récit de Cosmas Indicopleustès auvie siècle, indiquent l’arrivée dans l’Empire de ce fer spécial (acier au creuset) fabriqué en Inde ; mais l’intermédiaire du commerce perse le rendait rare et cher. C’est là un des postes du commerce de l’océan Indien qui explique en partie l’acharnement des luttes économiques entre le domaine perse et le domaine byzantin du côté de l’est.

226Deuxième source possible : le Caucase, un des plus vieux centres métallurgiques de l’ancien monde, où les légendes situent le plus souvent l’origine de l’invention de la métallurgie, ainsi que l’histoire de Prométhée. Centre des techniques du métal, où sont venus puiser, nous l’avons vu, les peuples de la steppe ; méthodes de forge, de moulage, répertoires décoratifs, transmis par eux aussi bien à l’est qu’à l’ouest. Les importations de fer et d’armes du Caucase vers Byzance expliquent l’importance attachée à la domination sur les routes économiques que menaçaient de couper les rivaux Sāssānides et les nombreuses campagnes de Justinien dans les pays à l’est des côtes de la mer Noire : Lazique, Colchide et Caucase.

227Troisième possibilité, enfin : le fer de l’ancien Empire romain d’Occident, passé maintenant sous domination germanique. L’île d’Elbe, le Norique, la Gaule, l’Afrique du Nord et surtout l’Espagne, représentaient une source d’approvisionnement importante. Mais la demande en fer était déjà forte pour la fabrication des armes destinées aux Barbares, et d’autre part, l’exploitation de certaines mines était entrée en décadence ; elle se cantonnait, pour les besoins locaux, aux ferrières, aux petits dépôts de fer pisolithique. Le besoin du fer d’Occident explique ici aussi la politique de Justinien : la « reconquête » était une nécessité économique, et pas seulement une tentative anachronique de reconstituer l’ancienne unité impériale romaine.

*

228La question du fer pour Byzance, comme la question de l’or, nous l’avons dit, est avant tout un problème d’ordre commercial : il s’agit de maintenir ouvertes les routes du grand commerce pour permettre l’approvisionnement régulier en matières premières, essentielles pour les industries byzantines et pour la vie même de sa civilisation et de ses centres urbains. Cette nécessité est plus impérieuse encore après l’échec de l’œuvre de reconquête de Justinien en Occident, et surtout après les invasions musulmanes et la perte du centre syrien.

229Pendant la période de la conquête arabe, la course aux armements va poser à tous le problème de l’approvisionnement en fer avec encore plus d’acuité, tant aux Byzantins qu’aux sāssānides, aux Barbares et aux conquérants eux-mêmes. Puis, une fois que se sera constitué l’immense domaine économique musulman, une nouvelle ère s’ouvrira dans l’histoire des métaux.

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